Comment le pape Bergoglio instrumentalise le pape Wojtyla
Le pape François affirme régulièrement que ses paroles et ses actes ressortissent à un renouveau dans la continuité[1]. Ainsi, dans le récent motu proprio ouvrant aux femmes les ministères de lecteur et d’acolyte, note-t-il : « Cette réserve [accession aux seuls hommes] a eu un sens dans un contexte déterminé, mais elle peut être repensée dans des contextes nouveaux, en ayant toujours cependant comme critère la fidélité au mandat du Christ et la volonté de vivre et d’annoncer l’Évangile transmis par les apôtres et confié à l’Église pour qu’il soit religieusement écouté, saintement gardé et fidèlement annoncé ».
En va-t-il vraiment ainsi, et la continuité affichée résiste-t-elle à l’examen ? On en juge principalement au contenu de l’enseignement du pape[2]. Une autre approche est celle des citations qu’il invoque et de la manière dont il les utilise. C’est ce que nous nous proposons de faire ici, en nous limitant aux citations qu’il fait de Jean-Paul II. En soi, il paraît en effet opportun à quiconque expose une réflexion, de recourir à des citations diverses, à titre d’argument, pour illustrer son propos ou manifester qu’il se place dans une lignée d’auteurs. C’est aussi le cas des papes et, parmi eux, de François, même si le corpus des citations est, chez lui, à la fois plus éclectique et plus autocentré que chez ses prédécesseurs. Jean-Paul II est alors, assez naturellement, une des références de ses textes. Lorsque François évoque par exemple « l’esprit d’Assise », il n’y a pas de problème ; mais lorsqu’il tire dans un sens libéral l’enseignement traditionnel de Jean-Paul II, il en va autrement. Dans ce cas, il nous semble que, fréquemment, Wojtyla est instrumentalisé par Bergoglio, en ce sens où le texte du premier, appelé à l’appui d’une affirmation nouvelle, peine à jouer réellement ce rôle ; le constat est plutôt celui d’une sollicitation forcée, voire d’un détournement explicite. Nous voudrions, à défaut d’une enquête exhaustive, donner quelques exemples significatifs.
Une autorité doctrinale des conférences épiscopales
L’exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2012) en sera le premier. François y avance la nécessité d’un renouveau de l’exercice de la papauté, en se plaçant dans le mouvement commencé par le concile Vatican II et manifesté par Jean-Paul II qui avait demandé à « être aidé pour trouver une “forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission” » (n°32). Citation est ici faite du n°95 de l’encyclique Ut unum sint. Jean-Paul II y évoque la primauté pétrinienne dans le cadre des relations œcuméniques, c’est-à-dire son exercice ad extra. Or, tel n’est pas le champ de sa reprise par Evangelii gaudium qui déclare que « ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique ». Nous voilà passés à l’exercice ad intra de la primauté. De plus, dans un appel de note au terme de cette phrase est mentionné un autre document de Jean-Paul II, le motu poprio Apostolos suos sur la nature théologique et juridique des conférences épiscopales (21 mai 1998). Suggère-t-on qu’on y trouve des pistes pour l’évolution souhaitée ? C’est peu soutenable… D’autant que, si l’on passe des mots à la pratique, deux décisions bergogliennes en ce domaine peuvent difficilement, dans le contenu comme sur la méthode, s’autoriser d’une continuité avec Jean-Paul II. La première est la plus grande latitude laissée aux conférences pour la traduction des livres liturgiques en langue vernaculaire. On se souvient de la lettre cinglante que François adressa au cardinal Sarah, balayant l’interprétation selon la continuité que celui-ci avait donnée du motu proprio Magnum principium (3 septembre 2017), c’est-à-dire en conservant au Siège romain le primat dans les traductions, à travers l’acte de recognitio, ce que Jean-Paul II avait justement établi. Non, écrivit François, la responsabilité est maintenant aux conférences. Le second fait est la compétence reconnue à ces mêmes conférences d’édicter des normes pour l’application de l’encyclique Amoris laetitia, particulièrement de l’accès aux sacrements des personnes en situation matrimoniale irrégulière.
Union et fécondité : élargir l’une, restreindre l’autre
Cette dernière décision a été rendue possible par un raisonnement soulevant nombre d’interrogations et de contestations[3]. On trouve là aussi un usage contestable de citations dont l’une, centrale, de Jean-Paul II sur la loi de gradualité. Celle-ci – avec renvoi en note à Familiaris consortio n°34 – est définie ainsi au n°295 : « une gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi. » Or, on le sait, la suite du texte insiste sur ces conditions qui réduisent, voire annulent l’imputabilité du péché. Une situation se dégage alors, celle de personnes vivant dans un état matrimonial irrégulier et se trouvant dans des conditions telles qu’elles ne peuvent (sauf à commettre une autre faute) en venir à une situation objectivement conforme à la loi. Comme, poursuit le pape François, elles ont, dans un parcours de discernement, sincèrement fait la lumière sur leur situation passée, présente et future (qui sans doute restera la même), la charité demande qu’on les intègre pleinement dans la communauté chrétienne, jusqu’à la vie sacramentelle.
Un tel raisonnement, dans son rapport à la citation wojtylienne, souffre de deux difficultés qui, en définitive, le mettent en contradiction avec son prétendu fondement : la première est la méconnaissance du caractère intrinsèquement mauvais de certains péchés, ce que les circonstances atténuantes ne peuvent jamais changer. Quant à la seconde, elle tient en ce que la loi de gradualité comprend une progression, d’autant plus impérative qu’on est instruit de sa situation (caractère intrinsèquement mauvais du péché, scandale causé), ce que ferait immanquablement le parcours de discernement ; l’ignorance ne pourrait plus être invoquée ; la seule réelle diminution de responsabilité serait alors la voie pénitentielle qui s’ouvrirait (Familiaris consortio n°84).
Ne quittons pas Amoris laetitia sans mentionner une autre citation, elle faite hors-contexte. La première portait atteinte à l’unité du mariage, celle-ci à sa fécondité. Au n°167, après avoir sommairement loué les familles nombreuses, François déclare : « Ceci n’implique pas d’oublier la saine mise en garde de saint Jean-Paul II, lorsqu’il expliquait que la paternité responsable n’est pas une “procréation illimitée ou un manque de conscience de ce qui est engagé dans l’éducation des enfants, mais plutôt la possibilité donnée aux couples d’user de leur liberté inviolable de manière sage et responsable, en prenant en compte les réalités sociales et démographiques aussi bien que leur propre situation et leurs désirs légitimes”. » Il s’agit d’un passage d’une lettre au secrétaire général de la Conférence internationale de l’Organisation des Nations Unies sur la population et le développement (18 mars 1994). Elle paraît présenter la paternité responsable, avec une mise en garde plus acceptable que celle qui, dans un avion, avait fait dire à François que les couples ne devaient pas être « comme des lapins ». Or, quand Jean-Paul II énonce ce qui est repris ici, son propos vise les politiques incitatives ou impératives de limitation des naissances : le « illimité » n’est pas une critique de ceux qui manqueraient à la prudence, il dénonce les présentations tendancieuses de la position de l’Église sur la fécondité dans le seul but de la rejeter comme insensée ou impossible. On ne trouve en fait, chez Jean-Paul II, ni dans cette lettre ni nulle part à notre connaissance, d’avertissement contre les familles trop nombreuses. Il est dommage qu’Amoris laetitia, si peu diserte par ailleurs sur la fécondité, ait cette note restrictive si peu fondée.
Chaque pays est également celui de l’étranger
Un dernier exemple sera pris dans l’encyclique Fratelli tutti où, parmi différents points marquants, celui sur le droit des migrants et, corollairement, sur l’impérieux accueil qui doit leur être fait, a été noté, avec cette affirmation : « Chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. » (n°124) Pour fonder cette déclaration, Jean-Paul II est appelé comme source et, s’il n’est pas le seul, il est celui, affirme l’encyclique, dont François prend le relais : « Je viens de nouveau faire miennes et proposer à tous quelques paroles de saint Jean-Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue » (n°120). Suivent des citations de trois encycliques sociales, Centesimus annus (n°31), Laborens exercens (n°19) et Sollicitudo rei socialis (n°33)[4]. Pour résumer le propos, les citations wojtyliennes affirment le caractère non absolu de la propriété privée et rappellent le principe de la destination universelle des biens. Ce qui conduit Fratelli tutti à deux affirmations intermédiaires : les capacités des entrepreneurs doivent être « clairement ordonnées au développement des autres personnes et à la suppression de la misère » ; cela crée un « droit de tous à leur [des biens de la terre] utilisation » (n°123). Telle est la « subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens » (id.). Puis, vient une troisième affirmation, sans référence, avant que d’arriver à la déclaration du n°124 : cette subordination ne concerne pas seulement les acteurs privés (individus ou entreprises), mais doit être étendue « aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources ».
On met au défi quiconque de trouver dans les encycliques de Jean-Paul II une telle conception socialiste de l’entrepreneuriat, l’idée d’une subordination de la propriété privée déconnectée de tout rapport au travail et à la juste rémunération, ou encore celle d’une disponibilité des territoires et des ressources d’un pays qui passe par pertes et profits sa souveraineté et, par conséquence, l’exigence d’un ordre international fondé sur la coopération et la justice.
Certes, on dira que le développement de la doctrine n’est pas la répétition du même. On l’accorde volontiers ; mais encore faut-il qu’il y ait, dans l’autorité citée, un point d’appui, car le développement doit être homogène. Ce qu’on a montré, à travers l’usage de citations en des domaines où le magistère wojtylien est particulièrement clair et approfondi, ce sont plutôt des contradictions formelles et fort regrettables.
Abbé Jean-Marie Perrot
[1] C’est la seconde des herméneutiques que Benoît XVI avait dégagées pour qualifier la réception du concile Vatican II. A notre connaissance, François ne s’est pas situé explicitement par rapport à ce cadre conceptuel.
[2] Il faut ajouter que, pour ce pontificat, l’ambiguïté ou l’amphibologie des déclarations conduisent à être attentif aux actes qui suivent, c’est-à-dire à l’application concrète autorisée, authentique. A la suite d’autres, nous appliquons cette méthode de décryptage de l’enseignement bergoglien.
[3] Cf. les Dubia des quatre cardinaux, la Correction filiale signée par de nombreuses personnalités catholiques, sans parler des études de divers théologiens moralistes.
[4] Sont aussi citées Populorum progressio de Paul VI, Laudato si, Caritas in veritate de Benoît XVI ; soit toutes les encycliques sociales postérieures au concile Vatican II.