01/11/2019

Dialogue avec les religions ou dialogue avec soi-même ?

Par l'abbé Claude Barthe

L’étrange assemblée du Synode sur l’Amazonie, entre autres sujets qu’elle a abordés, a mis en relief le thème du dialogue avec les religions non chrétiennes, en l’espèce avec les religiosités non chrétiennes amazoniennes (Document final, nn.23-25 : « Iglesia en diálogo ecuménico, interreligioso y cultural »), et celui connexe de l’inculturation du catholicisme dans des cultures marquées par ces religiosités : la diversité religieuse amazonienne, sorte de nouvelle Pentecôte dans sa bio-fraîcheur, ferait découvrir d’autres chemins de salut (de salut/santé) pour les hommes. Nous laissons à don Pio Pace le soin d’évaluer la signification de la traduction concrète qu’a revêtue cette démarche. Mais cela nous donne l’occasion de considérer plus généralement l’aspect paradoxal de ce dialogue religieux hasardeux, dont il semblerait que l’enjeu se trouve dans le décret conciliaire Nostra ætate. Des années après son adoption, il marque le fait, et le Synode en fournit une preuve supplémentaire, qu’en fait de dialogue avec les autres, il est surtout un retour sur soi.

L’Église respecte d’autres voies de saluts (Nostra ætate)

La déclaration Nostra ætate, extrêmement succincte en ce qui concerne les principes théologiques sur lesquels repose le dialogue qu’elle décrit, se donne un but très général : « l’Église examine plus attentivement quelles sont ses relations avec les religions non chrétiennes » (n. 1). Cet examen relationnel évite un examen essentiel sur la nature de ces religions. Le Concile évoque cependant cette nature, mais comme au passage, et selon la manière transactionnelle qui est la sienne lorsqu’il propose des « avancées » en délicatesse avec la doctrine traditionnelle : il évite de dire qu’elles sont des voies fausses, comme l’avaient dit jusque-là les prédicateurs de l’Évangile, mais il ne dit pas qu’elles sont des voies parallèles, ayant donc en tant que telles, une existence surnaturelle pouvant procurer le salut. Vatican II, comme en d’autres domaines, cherche ici un entre-deux : elles sont incomplètement salutaires, et de ce fait respectables. Et du coup, la Commission théologique internationale a pu dire : « Quant à dire que les religions en tant que telles peuvent avoir une valeur dans l’ordre du salut, c’est là un point qui reste ouvert » (« Le christianisme et les religions », 1997, n. 81). Le fameux n. 2 de la déclaration affirme que « l’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions ». Cela évoque la doctrine classique rappelée par le décret Ad gentes des « préparations évangéliques » (n. 3), « semences du Verbe » (n. 11), « germes » (n. 18). Il faut tout de même remarquer que les Pères de l’Église, lorsqu’ils évoquaient la preparatio evangelica et les semina Verbi (1), les voyaient chez Socrate, Platon, les stoïciens, des philosophes et moralistes, mais sûrement pas dans les religions païennes. Pour rester dans une lecture du Concile « dans le sens de la tradition », on peut supposer qu’en parlant de « ce qui est vrai et saint dans ces religions », il ne vise que la part de philosophie naturelle qu’éventuellement elles contiennent (profession, par certaines, d’un Dieu unique, de quelques principes de la loi naturelle). La nouveauté conciliaire est en ceci : « Elle [l’Église] considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (Nostra ætate n. 2). Le respect sincère porte donc non seulement sur « ce qui est vrai et saint », mais bien sur « ces doctrines ». Au minimum, le Concile adopte la thèse du Père Yves Congar, op, selon laquelle non seulement les autres religions contiennent éventuellement des semences du Verbe, mais qu’elles sont en tant que telles des préparations évangéliques (2). Quant à l’aspect démoniaque des religions non chrétiennes (« Tous les dieux des nations sont des démons », Ps 95, 5, Vulgate), car elles enfoncent tout de même les hommes dans les ténèbres de l’erreur, il est passé sous silence.

Le Concile poursuit en disant que, pour autant, l’Église ne doit pas cesser d’enseigner le Christ, qui est la Voie, la Vérité et la Vie (Jn 14, 6), « dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse. » Existerait-il alors, en dehors de l’Église, des « vies religieuses » dans le Christ qui seraient partielles, sans atteindre la plénitude ? Certes, personne ne doute de la possibilité de se sauver au sein des religions, mais c’est malgré les religions, pour les hommes de bonne foi respectant la loi de Dieu inscrite dans leur cœur et adhérant invisiblement à l’Église, situation qui est le secret de Dieu (3). Nostra ætate dit tout autre chose, affirmant que l’Église porte un « respect sincère » aux autres religions, islam, bouddhisme, etc.

La tentative wojtylienne de réinterprétation du Concile

À ce sujet, deux grandes lignes d’interprétations ont été proposées : l’une allant dans le sens d’une rupture avec le magistère antérieur, et l’autre, officielle, sous Jean-Paul II, qui, quoi qu’il en soit des « gestes » comme celui d’Assise, est allée, dans ce domaine, jusqu’à vouloir réinterpréter Vatican II.

Ainsi, l’encyclique Redemptoris missio du 7 décembre1990, fait du dialogue un élément de la mission de l’Église : « Le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église. Entendu comme méthode et comme moyen en vue d’une connaissance et d’un enrichissement réciproques, il ne s’oppose pas à la mission ad gentes, au contraire il lui est spécialement lié et il en est une expression » (Redemptoris missio, n. 55). À la différence de Nostra ætate, cette encyclique va même jusqu’à donner une sorte de définition du dialogue en lui donnant une finalité on ne peut plus classique : « Grâce au dialogue, l’Église entend découvrir les “semences du Verbe”, les “rayons de la vérité qui illumine tous les hommes”, semences et rayons qui se trouvent dans les personnes et dans les traditions religieuses de l’humanité » (n. 56). Ainsi compris, le dialogue n’est au fond rien d’autre que ce discernement qu’opéraient les missionnaires de jadis dans les cultures et religions qu’ils rencontraient, lorsqu’ils entreprenaient l’évangélisation de païens, en cherchant les points d’appui qu’ils pouvaient trouver dans leurs croyances pour prêcher l’Évangile. D’ailleurs, le Catéchisme de l’Église catholique, en1992, traite du dialogue dans la partie qu’il consacre à la mission : « La tâche missionnaire implique un dialogue respectueux avec ceux qui n’acceptent pas encore l’Évangile » (n. 856). Le respect semble ici viser les personnes, les musulmans et non l’islam, etc.

Quant à la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 6 août 2000, Dominus Jesus, elle affirme que le dialogue n’est qu’une des actions de l’Église dans sa mission ad gentes (n. 22) : « Il serait clairement contraire à la foi catholique de considérer l’Église comme un chemin de salut parmi d’autres. Les autres religions seraient complémentaires à l’Église, lui seraient même substantiellement équivalentes, bien que convergeant avec elle vers le Royaume eschatologique de Dieu » (n. 21).

Cet ensemble de rectifications opérées sous le pontificat wojtylien sont cependant restées passablement faibles, et ont été relativisées, c’est le cas de le dire, par l’effet pastoral désastreux de la première journée d’Assise, qui les avait précédées, malgré les explications embarrassées que les représentants des diverses religions n’avaient pas prié ensemble, mais s’étaient trouvés ensemble pour prier.

Les théologies libérales des religions

Sauf les « gestes » qui l’accompagnaient (journée Assise du 27 octobre 1986 ; Jean-Paul II embrassant le Coran, audience avec une délégation irakienne du 14 mai 1999 ; saint Jean-Baptiste promu « protecteur de l’islam », Jordanie, 21 mars 2000), on peut considérer les textes que nous venons d’évoquer comme relevant d’une théologie classique. On divise les théologies ayant pour objet les autres religions en « théologies exclusivistes » (pas de salut hors de l’Église, visiblement ou invisiblement, Karl Barth étant le représentant par excellence de l’exclusivisme dans la théologie protestante contemporaine), « inclusivistes » (qui « récupèrent » les membres des autres religions dans le christianisme dont ils font des chrétiens qui s’ignorent) et « pluralistes » ou « libérales » (qui font converger vers le salut les religions irréductiblement diverses). Les « inclusivistes » seraient Yves Congar, déjà cité, Henri de Lubac (4), et surtout Karl Rahner, avec sa théorie des « chrétiens anonymes » (5). Mais la ligne postconciliaire qualifiée par Benoît XVI d’« herméneutique de rupture » va plus loin et ressort de la théologie libérale des religions. Ainsi l’ouvrage de référence en la matière de Jacques Dupuis, sj, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux (6) (théologien que visait implicitement Dominus Jesus, et que critiqua directement – à défaut d’oser l’excommunier – une Notification du 24 janvier 2001). J. Dupuis explique que les voies non chrétiennes sont « convergentes » dans une « complémentarité mutuelle » : « Jésus-Christ est donc l’“unique Sauveur”, non pas comme l’unique manifestation du Verbe de Dieu, qui est Dieu lui-même ; ni même dans le sens qu’en lui la révélation divine est complète et exhaustive – ce qu’elle n’est ni ne peut être ; mais par rapport au processus universel de la révélation divine qui a lieu par des manifestations concrètes et limitées » (p.498-499). J. Dupuis défendit sa position jusqu’après sa mort en 2004 contre Dominus Jesus, dans Perché non sono eretico (EMI, 2014). Et, la page Benoît XVI étant tournée, Alberto Melloni, de l’École de Bologne, défendit l’orthodoxie du jésuite, qualifiant Dominus Jesus, de « document le plus fragile de tout le pontificat de Wojtyla » (Corriere della Sera, 4 janvier 2015).

Le Père Claude Geffré, op, proche de la pensée de Jacques Dupuis, et par ailleurs dialecticien gourmand d’appositions de propositions contradictoires, estimait qu’on pouvait toujours considérer comme absolues certaines vérités (unicité de la médiation du Christ, par exemple), tout en affirmant légitime « un pluralisme de principe qui correspondrait à un vouloir mystérieux de Dieu » (7).

N’est-ce pas la pensée que l’on retrouve dans la Déclaration commune du Pape François et du grand imam d’Al-Azhar, à Abou Dhabi : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine » (4 février 2019). Dieu ne peut vouloir que le bien, et en matière religieuse que le salutaire. D’ailleurs, dans la pensée bergoglienne, les rites sociaux des autres religions deviennent des quasi sacrements : « En raison de la dimension sacramentelle de la grâce sanctifiante, l’action divine en eux [dans les non-chrétiens fidèles à leur conscience] tend à produire des signes, des rites, des expressions sacrées qui à leur tour rapprochent d’autres personnes d’une expérience communautaire de cheminement vers Dieu. Ils n’ont pas la signification ni l’efficacité des sacrements institués par le Christ, mais ilspeuvent être la voie que l’Esprit lui-même suscite pour libérer les non-chrétiens de l’immanentisme athée ou d’expériences religieuses purement individuelles » (Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, n. 254).

Dépassements post-libéraux

Aussi « avancées » que nous paraissent ces thèses théologiques du pape, elles sont cependant relativement dépassées pour appréhender le religieux tel qu’il se présente dans la postmodernité : souvent individualisé et désinstitutionnalisé, émietté à l’extrême à l’intérieur de chaque groupe religieux, et par ailleurs, au moins en ce qu’il est intégré à la « culture » occidentale, globalisé en ce sens qu’il est devenu une sorte de religieux diffus que chacun organise à sa guise et qui convient à la limite aux athées (8).

De sorte que, selon les théologies post-libérales, les théologiens des religions ont à considérer, non seulement le caractère irréductible des diversités religieuses, mais encore à relativiser, en fonction de cette diversité indépassable, leur propre démarche d’étude des autres religions. En effet, relevant d’un ensemble religieux déterminé, elle ne peut plus se présenter, comme elle le fait encore dans la théologie libérale, en surplomb des religions.

La théologie la plus hétérodoxe retrouve, d’une certaine manière, les affirmations traditionnelles les plus exclusivistes. Rémi Chéno, op, explique ainsi que, dans l’actuelle perspective post-libérale de la théologie des religions, les ensembles religieux s’avèrent « incommensurables », en ce sens qu’ils ont chacune leurs unités de mesure propres (le mot Dieu, par exemple, résiste à une identification d’un monde religieux à un autre), et « insurpassables », ce qui veut dire que la vérité « absolue » de chacun l’est en effet, selon lui, mais au regard de ses catégories internes (9).

Chaque système religieux est absolu relativement en somme. Mais alors, y a-t-il un dialogue possible ? Pour sortir de l’impasse, Rémi Chéno se réfère à John A. Di Noia, op (actuel sous-secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi), qui estimait, alors même que Jacques Dupuis développait ses théories, qu’il faut dépasser non seulement le libéralisme, mais pousser plus avant le néo-libéralisme, pour trouver des contextes de plus en plus larges où les spécificités religieuses irréductibles puissent tout de même parler entre elles (10). Autrement dit, les pensées religieuses peuvent dialoguer, mais sur d’autres sujets que spécifiquement religieux.

Les processus de dialogue interreligieux ne sont pas pour autant périmés, mais ils ne valent que dans leurs propres aires religieuses. Dans « Plaidoyer pour un inclusivisme paradoxal » (11), Marc Boss, théologien protestant, in-siste sur le fait que les théologiens des religions doivent en définitive admettre le caractère intra-religieux de leur démarche : ils ne peuvent parler des autres qu’en leur appliquant leur construction théologique propre. Il faut convenir qu’on parle religieusement des autres entre soi, et qu’on parle aux autres comme tels qu’on les conçoi tsoi-même : le serpent subjectiviste se mord la queue. Ce jusqu’auboutisme, ou cette extrême sincérité, de la théologie post-libérale a l’avantage d’éclairer ce qui reste encore de naïveté dans la théologie libérale, notamment bergoglienne (12), qui forge pour une part elle-même ses interlocuteurs.

Abbé Claude Barthe

1. Clément d’Alexandrie (Stromates, II, 2, 4, 8) et Justin (Apologie II, 8, 3), peut-être Origène et Irénée.
2. Vaste monde ma paroisse, Cerf, réédition 2000.
3. Apparemment hors de l’Église, un homme qui respecte la loi de Dieu inscrite dans son cœur et cherche Dieu d’un cœur sincère pourra recevoir le moyen surnaturel d’être uni in voto, en désir, à l’Église, hors du baptême sacramentel (Somme Théologique, IIIa q 68 a 2, Mystici corporis, Dz 3821 ; Lettre du Saint-Office à l’archevêque de Boston, Dz 3871-3872 ; Lumen gentium, n. 16 ; Redemptoris missio, n. 10).
4. Le fondement théologique des missions, Seuil, 1946.
5. « Die anonymen Christen », in Schriften zur Theologie, t. 6, Einsiedeln, Benziger, 1965.
6. Cerf, 1997.
7. « Le pluralisme religieux comme nouvel horizon de la théologie », dans François Bousquet et Henri de La Hougue (sous la direction de), Le dialogue interreligieux. Le christianisme face aux autres traditions, Desclée de Brouwer, 2009. En allant plus loin encore dans l’assertion que pluralisme religieux est voulu par Dieu, à plusieurs reprises, et notamment dans De Babel à Pentecôte. Essai de théologie interreligieuse (Cerf, février 2006), Claude Geffré évoquait une possible « double appartenance religieuse », « au sens d’une réelle identité chrétienne qui assumerait aussi les valeurs positives d’une autre grande tradition religieuse » (p. 340). Ce qui lui permettait d’expliquer comment le christianisme doit évangéliser de l’intérieur les autres religions en leur apportant la libération de tout carcan dogmatique.
8. Cf. Jean-Claude Basset, « Les chrétiens face à la diversité religieuse », dans Les chrétiens et la diversité religieuse, op. cit.
9. Dieu au pluriel. Penser les religions, Cerf, 2017.
10. The diversity of religions: a Christian perspective, Baltimore, The Catholic University of America Press, 1992.
11. In Jean-Claude Basset, Samuel Désiré Johnson (sous la direction de), Les chrétiens et la diversité religieuse. Les voies de l’ouverture et de la rencontre, Karthala, 2011.
12. Par exemple : « Le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence » (Evangelii gaudium, n. 253).