La liturgie traditionnelle réduite au rang d’« abus »
Un des motifs secondaires de l’agacement provoqué par le motu proprio Traditionis custodes et par la réponse aux dubia subséquente de la Congrégation pour le Culte divin est la symétrie qu’ils établissent entre d’un côté la liturgie traditionnelle et de l’autre les abus liturgiques dans le nouvel ordo. Ce qui signifie d’abord que le vetus ordo en soi se voit réduit au rang très déprécié d’abus, de mauvais usage de la lex orandi ; et cela se comprend si l’on accepte, avec l’article 1, qu’il n’en est pas une expression.
La seconde raison de l’agacement tient en ce que la dénonciation des abus liturgiques dans la célébration des sacrements, en premier lieu de la messe, selon les livres liturgiques promulgués par Paul VI, est un topos depuis leur promulgation, à la fois irrésolu et, semble-t-il, insoluble. Ce qui, aujourd’hui comme hier, place les fidèles attachés à l’usus antiquior dans une situation inextricable. En effet, affirme-t-on, l’attachement à la liturgie ancienne, chez un grand nombre, viendrait de ce que « dans de nombreux endroits on ne célèbre pas de façon fidèle aux prescriptions du nouveau Missel, mais qu’il soit même compris comme une autorisation ou jusqu’à une obligation à la créativité, qui conduit souvent à des déformations à la limite de ce qui est supportable » (lettre d’accompagnement de Traditionis custodes, citant Benoît XVI). Par défaut ou par dépit, on en serait resté ou on se serait tourné vers le Missel ancien. Mais, s’étonnera-t-on, que n’a-t-on réglé les situations scandaleuses par la pédagogie, les admonitions… ou les sanctions adéquates ! Il est en effet curieux qu’un pape puisse se plaindre ainsi quelque cinquante ans après la réforme liturgique, et après que chacun de ses prédécesseurs a déjà tenu de semblables propos. Alors, comment, dans le cadre de cet argument, reprocher au Missel ancien de perdurer ? Et surtout, le salut des âmes devant primer, comment oser priver des fidèles de leur droit d’aller au plus sûr pour ce qui concerne leur salut, par les moyens éminents de ce salut que sont les sacrements, puisqu’on ne fait rien – osons le mot –, sauf en déclarations répétées, pour remédier à la situation que pourtant l’on dénonce ?
Un demi-siècle de vaine dénonciation des abus liturgiques
La liste est effectivement conséquente de ces déclarations solennelles et décidées des pontifes romains contre les abus. Déjà, Paul VI, dans une allocution au Consilium le 19 avril 1967, avertissait contre les « formes arbitraires », les « velléités d’expériences fantaisistes ». Jean-Paul II multiplia les appels et rappels à l’ordre :
– Lettre Dominicæ Cenæ (24 février 1980) : « La subordination du ministre, du célébrant, au “Mysterium” qui lui a été confié par l’Église pour le bien de tout le peuple de Dieu, doit aussi trouver son expression dans l’observation des exigences liturgiques relatives à la célébration du Saint Sacrifice. Ces exigences portent, par exemple, sur l’habit, et en particulier sur les ornements que revêt le célébrant. (…) Je voudrais demander pardon – en mon nom et en votre nom à tous, vénérés et chers Frères dans l’épiscopat – pour tout ce qui, en raison de quelque faiblesse humaine, impatience, négligence que ce soit, par suite également d’une application parfois partielle, unilatérale, erronée des prescriptions du Concile Vatican II, peut avoir suscité scandale et malaise au sujet de l’interprétation de la doctrine et de la vénération qui est due à ce grand sacrement. »
– Lettre Vicesimus quintus annus (4 décembre 1988).
– Encyclique Ecclesia de Eucharistia (17 avril 2003).
Ce dernier texte avait été suivi, à la demande du pape, par un long et très détaillé document de la Congrégation pour le Culte divin, l’ « Instruction Redemptionis Sacramentum sur certaines choses à observer et à éviter concernant la très sainte Eucharistie » (25 mars 2004). Il y était signalé en préambule que le travail avait été réalisé en collaboration avec la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ; et ce même préambule affirmait avec force : « on ne peut passer sous silence les abus, même très graves, contre la nature de la Liturgie et des sacrements, et aussi contre la tradition et l’autorité de l’Église, qui, à notre époque, affligent fréquemment les célébrations liturgiques dans tel ou tel milieu ecclésial. Dans certains lieux, le fait de commettre des abus dans le domaine liturgique est même devenu un usage habituel; il est évident que telles attitudes ne peuvent être admises et qu’elles doivent cesser. » (n°4)
Benoît XVI, dans la Lettre apostolique Sacramentum caritatis (22 février 2007), qui s’appuyait sur la 11ème assemblée générale du Synode des Évêques réunie sur le thème de l’Eucharistie en octobre 2005, ne fut pas en reste et écrivit en faveur d’un ars celebrandi qui favorise le sens du sacré par « l’utilisation des formes extérieures qui éduquent à un tel sens (…) » (n°40). Mais, somme toute, le pape restait discret sur les abus, le terme ne venant qu’à deux occasions dans le texte. Sans doute celui qui avait été préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi lors de la rédaction de l’Instruction susdite, estimait-il – à tort – que celle-ci suffisait. D’ailleurs, trait de son affabilité intellectuelle, il mettait les déviations sur le compte de l’ignorance : « Dans les communautés ecclésiales, on croit peut-être déjà les connaître et pouvoir porter un jugement éclairé sur elles, mais, souvent, il n’en est pas ainsi » (ibid.). Mais, se permet-on de commenter, il est des ignorances coupables…
Le missel nouveau, « un missel-chemin, pluriel, indicatif et facultatif »
Rien ou si peu a été fait, avons-nous avancé, ou sans beaucoup d’efficacité. En tout cas, Benoît XVI, dans la lettre aux évêques accompagnant le motu proprio Summorum Pontificum, indiquait à nouveau : « Beaucoup de personnes qui acceptaient clairement le caractère contraignant du Concile Vatican II, et qui étaient fidèles au Pape et aux Évêques, désiraient cependant retrouver également la forme de la sainte Liturgie qui leur était chère ; cela s’est produit avant tout parce qu’en de nombreux endroits on ne célébrait pas fidèlement selon les prescriptions du nouveau Missel ; au contraire, celui-ci finissait par être interprété comme une autorisation, voire même une obligation de créativité; cette créativité a souvent porté à des déformations de la Liturgie à la limite du supportable. Je parle d’expérience, parce que j’ai vécu moi aussi cette période, avec toutes ses attentes et ses confusions. Et j’ai constaté combien les déformations arbitraires de la Liturgie ont profondément blessé des personnes qui étaient totalement enracinées dans la foi de l’Église. »
Quatorze ans plus tard, alors que François pense pouvoir juger de l’échec de « l’expérience Summorum Pontificum », il fait, dans le même temps, comme nous l’avons signalé au commencement, le constat identique d’une réforme liturgique entachée sur la durée par des abus graves, insupportables, « dans de nombreux endroits ».
On en revient alors au chef d’inculpation contenu dans Traditionis custodes contre le vetus ordo et ceux qui y sont attachés. Que peut-on en dire au final ? Soit l’accusation symétrique est de pure forme, rhétorique, pour ce qui concerne une branche (le Missel de Paul VI), parce qu’on n’a aucunement l’intention de toucher à ce qu’on prétend déplorer : le raisonnement d’ensemble est alors malhonnête. Soit, autre possibilité, la sincérité est réelle, chez François et chez ses prédécesseurs, mais c’est ainsi signaler que le mouvement vers les abus paraît irrépressible, et c’est poser crûment une question : Cela ne signe-t-il pas en fait un constat d’échec du novus ordo ?
Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI ont évoqué, à ce propos, la force de l’individualisme moderne, marqué par une méfiance de l’objectivité des normes et une surévaluation de la dimension subjective. Et tous trois signalent ce travers chez certains acteurs de la liturgie. Mais aucun ne pointe la liturgie elle-même. Or, il nous semble que la question doit être posée, et posée ainsi : N’y a-t-il pas dans les normes mêmes des nouveaux livres liturgiques des déficiences qui, si elles n’encouragent pas explicitement aux abus, rendent ce concept d’abus flou, donc en augmente la probabilité ? Au vu de la situation décrite, il apparaît que la définition la plus appropriée d’abus soit celle-ci : « résultat de l’action d’abuser ; injustice introduite et fixée par coutume » (Trésor de la Langue Française). On ne peut se contenter de parler d’usages mauvais occasionnels, il faut encore manifester le caractère récurrent de cette réalité, presque ordinaire, accepté voire avalisé ; ce que recouvre le mot de coutume. Renvoyer la responsabilité à des individus ou des communautés particulières, est très expéditif et n’ose pas affronter la spécificité des livres liturgiques. Une citation ouvrira quelques pistes en ce sens, que nous ne pouvons ici explorer. Dans un ouvrage qui précédait de peu Summorum Pontificum, le Père Cassingena-Trévedy écrivait du vetus ordo : « un missel-miroir… plénier… normatif et préceptif… un missel-forme… catholique… missel de la Présence » ; et du novus ordo : « un missel-chemin… pluriel… indicatif et facultatif… un missel-espace… catholique (et) de surcroît œcuménique… un missel de la Philanthropie »[1] (id.). D’un côté une liturgie « “absolue”… le ciel-sur-la-terre », de l’autre une liturgie « ‘‘relative’’… le ciel-pour-la-terre ». Est-ce faire un jeu de mots qu’avertir qu’à notre époque le relatif peut conduire au relativisme, au moins s’en accommoder ?
Une dernière remarque mérite d’être faite : les motu proprio Ecclesia Dei afflicta et Summorum Pontificum – surtout celui-ci – conservaient un lien entre les deux missels, dont une dimension était certainement de faire bénéficier au nouveau de la stabilité traditionnelle de l’ancien. Certains l’avaient aperçu et remplissaient les silences des normes du novus par les prescriptions ou les coutumes du vetus. Par sa radicalité, Traditionis custodes rend impossible un tel adossement. On doute alors que « la participation plénière, consciente et active de tout le Peuple de Dieu à la liturgie », mise en exergue dans la lettre d’accompagnement, puisse être autre chose que le cache-misère d’une créativité.
Abbé Jean-Marie Perrot
[1] François Cassingena-Trévedy, Te igitur, Ad Solem, Genève, 2007, 94 p ; ici p.87, puis p.94