L’interprétation catholique de la liberté religieuse : un cercle carré
Le P. Antoine-Marie de Araujo, des Religieux de Saint-Vincent-Ferrier, critique, fort courtoisement d’ailleurs, dans un article de Sedes Sapientiæ, « Neutralité religieuse de l’État ?[1] », notre article « Le Ralliement à l’origine du magistère pastoral de Vatican II » dans Res Novæ[2].
La proposition Barthe critiquée par le P. de Araujo est la suivante : « Le n. 2 de Dignitatis humanæ fait devoir à l’État de permettre (ne pas empêcher) à égalité la diffusion paisible du vrai et du faux. Ce qui revient à consacrer la neutralité religieuse intrinsèque de l’État, nouveauté considérable. »
Selon le P. de Araujo : « ce texte [Dignitatis humanæ, n. 2] ne parle pas de permettre à égalité le vrai et le faux. Il ne parle même pas d’erreur ni de vérité. Le critère est la fidélité à la conscience. Cela signifie que la liberté religieuse ne protège pas les actes que l’homme pose contre sa conscience, c’est-à-dire qu’elle ne protège pas le péché formel (commis en connaissance de cause) : par exemple le péché formel de blasphème ou le péché formel d’hérésie ».
Protéger la diffusion du vrai et le bien, empêcher (prudemment) celle du faux et du mal
Voyons donc le texte de Dignitatis humanæ n. 2 : « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même. Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil. »
Notre article ne reprenait pas toutes les explications antérieures à la conclusion que nous portions, mais on peut les rappeler. L’affirmation de la liberté religieuse intervient dans le domaine que l’on nomme le droit public traditionnel de l’Église. Celui-ci posait des exigences qui paraissent en complet décalage aujourd’hui avec la réalité d’un monde politique gouverné par les principes laïques issus de la Révolution. Il importe pourtant de sauvegarder ces principes traditionnels et de les conserver à l’esprit pour défendre malgré tout la liberté de l’Église.
De Pie VI à Pie XII, l’Église attend d’un État qui respecte ces principes – il en existait encore en 1965, lors de Dignitatis humanæ – qu’il protège et encourage par la loi le culte organisé par l’Église et sa diffusion de la doctrine catholique et qu’il empêche par la loi la diffusion publique de l’erreur. Ainsi, par exemple l’encyclique Libertas de Léon XIII : « Le vrai, le bien, on a le droit de les propager dans l’État avec une liberté prudente, afin qu’un plus grand nombre en profite; mais les doctrines mensongères, peste la plus fatale de toutes pour l’esprit ; mais les vices qui corrompent le cœur et les mœurs, il est juste que l’autorité publique emploie à les réprimer avec sollicitude, afin d’empêcher le mal de s’étendre pour la ruine de la société. »
Or à l’inverse, Dignitatis humanæ demande qu’en matière religieuse aucune coercition ne soit exercée par quelque pouvoir humain que ce soit – c’est-à-dire, de fait, essentiellement par l’État – sur l’agir public exercé en conscience. Là est le conflit entre le magistère traditionnel et la Déclaration de Vatican II. Selon le magistère traditionnel, si cet agir va dans le sens du vrai et du bien, il doit non seulement n’être pas empêché, mais au contraire être protégé et encouragé par la loi. En revanche, s’il va contre le vrai et le bien objectif, il doit être empêché par la loi.
De manière très concrète, le retournement opéré par Vatican II a consisté à faire savoir à l’État catholique que, désormais, les actes publics de culte des Églises séparées et des religions non chrétiennes et la diffusion de leurs doctrines ne pouvaient être empêchés : ainsi le droit à la liberté religieuse devenait un droit civil. C’est pourquoi il est fait devoir à l’État de permettre (ne pas empêcher) la diffusion du protestantisme, de l’islam, etc. Si les mots ont un sens, il s’agit bien de permettre (ne pas empêcher) à égalité la diffusion paisible du vrai et du faux.
Certes, Dignitatis humanæ, admet, un peu comme une concession, qu’il puisse exister des États confessionnels et notamment des États catholiques, mais à condition qu’ils respectent la liberté religieuse : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent certains peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et sauvegardé » (DH 6).
La conscience et la loi
C’est ici qu’intervient la subtilité du P. de Araujo : quand le n. 2 de DH affirme que la liberté religieuse veut que personne ne soit empêché d’agir selon sa conscience, il faut entendre que « la liberté religieuse ne protège pas les actes que l’homme pose contre sa conscience, c’est-à-dire qu’elle ne protège pas le péché formel. »
La difficulté est que la puissance publique devrait alors pénétrer dans le for de la conscience, et discerner pour chaque individu posant des actes publics contraire à la vraie religion s’il agit ou non selon sa conscience. L’État aurait à juger, si l’on comprend bien, du caractère invinciblement erroné ou non de la conscience de tout individu qui diffuse l’erreur ou le mal. L’espace de liberté de l’erreur se réduirait ainsi aux actes mauvais en matière religieuse accomplis de bonne foi, ou plus précisément selon une conscience invinciblement erronée. Mais tous les autres actes publics contraires à la vérité pourraient être empêchés, notamment les péchés d’hérésie. À quoi le P. de Araujo ajoute que « la vérité s’impose davantage à la conscience que l’erreur », ce qui est de soi incontestable, mais d’où il conclut de manière un peu optimiste pour ne pas dire libérale qu’« affirmer la liberté d’agir paisiblement suivant sa conscience, c’est donner bien plus de liberté à la vérité que l’erreur. » Toutes choses égales, Charles de Montalembert, dans son discours de Malines du 20 août 1863, était animé d’un optimisme semblable : « De tous les abus que permet la liberté, il n’en est peut-être pas un seul qui résiste à la longue aux contradictions, aux résistances du sens moral que la liberté suscite et qu’elle arme de son inépuisable vigueur. »
Il reste que, les actes erronés en matière religieuse (athéisme et fausses religions) sont à l’évidence très largement répandus. Faut-il en conclure qu’ils sont la plupart du temps accomplis contre la conscience de leurs auteurs ? Et que de ce fait, ils ne sont pas protégés par la loi. Comme péchés formels, commis en connaissance de cause, ils peuvent être légitimement empêchés. En revanche les actes contraires à la vraie religion accomplis selon une conscience invinciblement erronée – très rares dans l’hypothèse Araujo – ne pourraient pas être empêchés.
Pie XII avait cependant le 6 décembre 1953 rappelé un principe, dans le discours Ci riesce aux juristes catholiques : « Ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence, ni à la propagande, ni à l’action. ». Objectivement : on est dans le domaine de la loi. La liberté religieuse, telle que l’interprète le P. de Araujo, n’annulerait pas de front, mais introduirait une mitigation au principe posé par Pie XII : le mal et l’erreur n’ont aucun droit, sauf si celui qui émet cette erreur ou ce mal moral agit selon une conscience invinciblement erronée. Cette petite fenêtre accordée par P. de Araujo à la liberté religieuse est ainsi précisée : « DH 2 permet à l’État d’empêcher le péché délibéré en matière religieuse, et lui demande de laisser aux croyances une liberté proportionnée à leur crédibilité [c’est nous qui soulignons]. » Il conclut : « On est loin de la neutralité [de l’État]. » C’est vrai, puisque l’État se voir reconnaître le droit de mesurer la sincérité des croyances fausses pour savoir s’il doit ou non les permettre.
La liberté religieuse bien comprise consisterait donc à « laisser aux croyances une liberté proportionnée à leur crédibilité. » Or, le P. de Araujo vient d’expliquer à juste titre, citant l’abbé Bernard Lucien, que lorsque l’intelligence est mise sérieusement en présence de son objet, la vérité, elle ne peut pas ne pas le saisir[3]. La crédibilité de la vraie religion est absolue, celle des autres croyances, nulle. Ce qui semble dire que la liberté religieuse n’est laissée qu’à la seule croyance véritable.
On a ainsi l’impression que pour effacer la discontinuité avec le magistère traditionnel, le P. Araujo assimile la liberté religieuse à la liberté de l’Église. Procédé plein de bonne volonté qui fait penser à celui de Benoît XVI dans son discours sur les deux herméneutiques du Concile[4], qui semblait assimiler la liberté religieuse à la liberté de l’acte de foi : la liberté religieuse est « une conséquence intrinsèque de la vérité qui ne peut être imposée de l’extérieur, mais qui doit être adoptée par l’homme uniquement à travers le processus de la conviction », ce que tout l’enseignement traditionnel approuve.
Mais Dignitatis humanæ ne parle pas de la liberté dont seule jouit la vérité exprimée par la seule Église du Christ, à savoir la liberté de l’Église, ni de l’impossibilité d’obliger quiconque à croire, c’est-à-dire de la liberté de l’acte de foi. Dignitatis humanæ, comme le dit aussi Benoît XVI dans le discours cité, a voulu christianiser « un principe essentiel de l’État moderne. » Le critère de la loi en ce qui concerne l’organisation de l’espace religieux public n’est plus ce critère objectif qu’est le magistère de l’Église, mais le respect de la conscience individuelle. Pour résumer, on dira que la visée de ce texte, notamment inspiré par le jésuite américain John Courtney Murray, était en somme double :
- Aux gouvernants qui, tant bien que mal, à l’époque, essayaient de mettre en œuvre « la constitution chrétienne de l’État » prônée par Immortale Dei, il demandait de cesser désormais d’empêcher la diffusion publique de l’erreur par respect de la conscience.
- Et aux gouvernants qui appliquaient une laïcité persécutrice ou agressive, il demandait d’adopter une laïcité favorable à l’expression libre des diverses religions, implicitement calquée sur le modèle des États-Unis[5].
Abbé Claude Barthe
[1] N° 173, pp. 41-45.
[2] 7 mai 2025, Le Ralliement à l’origine du magistère pastoral de Vatican II – Res Novae – Perspectives romaines.
[3] Bernard Lucien, « Petite suite sur la liberté religieuse de Vatican II », Sedes Sapientiæ 97, p. 31.
[4] Discours à la Curie, 22 décembre 2005.
[5] Benoît XVI se référant positivement à Tocqueville disait que les États-Unis sont ce « pays où la religion et la liberté sont “intimement liées” dans leur contribution à une démocratie stable favorisant les vertus sociales et la participation à la vie communautaire de tous ses citoyens » (discours au « Pope John Paul II Cultural Center », Washington, 17 avril 2008).