Histoire de la difficile gestation d’Humanæ vitæ
Dans les textes communiqués aux Pères par la Commission préparatoire avant l’ouverture du concile Vatican II, il s’en trouvait un, qui reflétait la doctrine traditionnelle sur le mariage, telle qu’explicitée par Pie XII dans les années précédentes. Mais il a pâti du rejet des schémas préparatoires par l’assemblée conciliaire et ne fut jamais discuté. En octobre 1964, un nouveau texte fut présenté pour un débat public, au sein du schéma XIII qui allait donner la constitution Gaudium et spes.
L’offensive « progressiste » et l’intervention de Paul VI au Concile
Concrètement, le texte paraissait « ouvert », dans la mesure où il ne reprenait pas à son compte la hiérarchie traditionnelle des fins du mariage qui subordonnait le bien des époux à la fécondité. Le sujet du mariage comme d’autres, suscita des interventions tranchées et enflammées. Ainsi le cardinal Suenens déclara-t-il : « Je vous en conjure, mes frères. Évitons un nouveau « procès de Galilée ». Un seul suffit pour l’Église. » Il s’agissait pour lui d’élaborer un concept renouvelé de nature, où à « la croissance dans l’unité conjugale » se verrait accordée une place « également impérative » à celle accordée à la traditionnelle fin première du mariage qu’est la procréation. De son côté, le cardinal Léger invitait à privilégier, dans le jugement moral, « l’état même du mariage » et moins les actes pris dans leur singularité. Quant à la déconnexion entre l’enseignement du magistère et la pratique des foyers chrétiens contemporains, elle était soulignée par le patriarche Maximos. Quelques discours s’opposèrent certes à ces appels à une réforme de la morale conjugale, mais ils furent minoritaires.
Ce fut alors que, via une lettre du secrétaire d’État, le cardinal Cicognani, Paul VI demanda qu’on prît en compte quatre modi. L’émoi fut grand, tant au regard de la substance des demandes que de leur caractère impératif. Le premier des modi réclamait la précision suivante : « les moyens anticonceptionnels doivent être mentionnés avec référence à Casti connubii ». Le second rétablissait, sous un mode mineur certes, une distinction entre les fins du mariage, par la suppression du mot « aussi » dans une phrase du texte voté : « Le véritable amour conjugal … tend aussi à ce que les époux soient prêts à coopérer à l’amour du Créateur et du Rédempteur, qui par eux élargit et enrichit chaque jour sa famille ». Le troisième et le quatrième voulaient qu’on rappelât le caractère obligatoire et impératif des décisions de l’Église quand elle s’est prononcée, ainsi que la nécessité de la chasteté conjugale pour surmonter les difficultés. Pour le Père Bernhard Häring, célèbre auteur du manuel de morale La loi du Christ, peu suspect de conservatisme, mais quelque peu effaré des menées anti-papales du « parti belge » (particulièrement actif sur ce sujet), Paul VI ne faisait en cela que rétablir la pensée véritable des Pères que l’écriture du comité de rédaction avait gauchi de manière partiale et excessive. Une médiation, si l’on peut dire, fut menée par Mgr Garrone qui obtint que les demandes de Paul VI fussent soumises à discussion. Dans son Journal du concile, le Père de Lubac écrit avoir été frappé par l’humilité de Paul VI quand il accepta cet accommodement, alors que régnait une atmosphère pesante et parfois houleuse.
Pour finir, ce fut un texte de compromis, comme le sont d’autres documents conciliaires, que les Pères approuvèrent définitivement et ratifièrent : « Un amour conjugal vrai et bien compris, comme toute la structure de la vie familiale qui en découle, tendent, sans sous-estimer pour autant les autres fins du mariage, à rendre les époux disponibles pour coopérer courageusement à l’amour du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir sa propre famille » (Gaudium et spes, n°50 §1).Texte de compromis mais, peut-être surtout, doctrine ou discours (car y a-t-il matière à doctrine ? avançaient certains) en suspens d’une parole, celle de Paul VI, puisqu’il s’était réservé le cas. Le pape Paul VI, en effet, confiait le thème de la régulation des naissances à un groupe de travail, bientôt une Commission (déjà au travail, discrètement, depuis plusieurs mois), et il indiqua que la décision lui était réservée. La constitution pastorale Gaudium et spes le signalait d’ailleurs dans la note du paragraphe 51 : du coup, on ne savait pas si la contraception chimique faisait partie ou non des « voies que le Magistère désapprouve ».
A quoi aboutissait-on ? À une manipulation du concile par Paul VI, comme pestaient certains ? du pape par une minorité influente, selon d’autres ? On a vu ce que le Père Häring en pensait ; pour Hans Küng, on avait là un exemple de la permanence de « l’absolutisme pontifical », s’autodétruisant d’ailleurs quelques années plus tard dans la caricature du « pape de la pilule », injuste mais pas totalement imméritée.
La Commission pontificale gagnée au camp de l’évolution
Quelle était donc cette Commission, dont le pape suivrait, supposait-on, les recommandations ? Au départ réduite à six membres, elle s’accrut successivement de sept, puis d’une quarantaine d’experts, tant clercs que laïcs, de toutes disciplines ; et, au final, de seize cardinaux et évêques chargés de superviser le travail et de le mener à son terme.
Une fois que fut connue l’existence de la Commission, le débat s’amplifia à l’extérieur, d’autant que des fuites révélèrent certains documents internes à la Commission, comme une évolution assez claire de la très grande majorité des membres en faveur d’une mutation du discours de l’Église. Pourtant, au départ, la composition semblait représenter diverses tendances.
Mais est-ce vraiment étonnant ? Hans Küng avait raison quand, reçu par le pape le 2 décembre 1965, il avançait l’argument que la grande majorité des théologiens – et que dire des fidèles… – était en faveur d’une « avancée » très sensible. Si le Père Labourdette, un des thomistes de la Commission, entra dans ladite Commission étant réticent à une évolution pour en devenir ensuite un partisan, des personnalités aussi remarquables que Jacques Maritain, Charles De Koninck, le Père Journet et le Père Cottier étaient déjà de cette opinion. Bien que l’on se demande – au moins au vu de textes du second et du quatrième – s’ils avaient bien saisi ce qu’était la pilule contraceptive, la mettant assez volontiers du côté des méthodes naturelles de régulation et la distinguant d’autres moyens contraceptifs artificiels. La qua si concomitance de l’apparition de la pilule et de leurs textes explique peut-être ce flottement.
Pour finir, quand la Commission conclut ses travaux en juin 1966, la partie paraissait gagnée pour le camp de l’évolution. Les prélats durent répondre notamment à deux questions. La première était : « L’illicéité intrinsèque de toute intervention contraceptive est-elle certaine ? » ; quant à la seconde, elle se formulait ainsi : « La licéité de l’intervention contraceptive, dans les termes employés par la majorité des théologiens experts de la Commission, peut-elle être affirmée dans la continuité avec la Tradition et les déclarations du Magistère suprême ? » Avec une large majorité de neuf voix à l’une comme à l’autre (plus quelques abstentions interprétées comme plus proches de la majorité), ils répondirent non à la première, et oui à une seconde.
L’encyclique de la discorde
On compare parfois le temps que mit Paul VI à condamner la contraception chimique (près de trois ans), à celui que mit Pie VI à condamner la Constitution civile du Clergé (huit mois). Temps d’incertitude plus long dans le premier cas et « rétractation » combien plus difficile des époux qui avaient adopté cette pratique.
En juillet 1968, l’encyclique Humanae vitae prenait en effet le contre-pied de ces conclusions, comme de la pression médiatique, qu’elle vînt d’organes catholiques comme l’Ami du Clergé qui s’était fait pourtant le propagateur zélé des rappels à l’ordre du Saint-Office durant toute la première moitié du siècle ou de publications profanes comme France-Dimanche titrant le 16 juillet 1964 : « Saint-Père, vous devez autoriser la pilule ».
Il semble que ce soit un rapport présenté par le cardinal Ottaviani au nom de la « minorité » qui convainquit Paul VI : cette doctrine, avançait-il, avait été présentée de manière constante et universelle au moins depuis 1816, date de la première réponse du Saint-Office à une question sur le sujet, quel que soit le moyen utilisé pour empêcher la fécondité de l’acte du mariage. Dès lors, il ne s’agissait pas de discuter du caractère infaillible ou non de l’encyclique Casti connubii de Pie XI, mais de prendre acte de la continuité de l’enseignement du magistère ordinaire. La position traditionnelle devait être reçue comme une vérité morale irréformable.
Il n’est pas certain qu’il y eut, dans l’histoire de l’Église, texte magistériel plus mal reçu, tant décrié et si peu obéi, au final si vite (volontairement) oublié, que l’encyclique Humanae vitae.
Si l’Afrique et l’Amérique latine, dans une moindre mesure l’Asie, firent un accueil très positif, les épiscopats des pays occidentaux, à quelques exceptions près (comme l’Espagne, l’Italie), furent pour le moins embarrassés. Il n’était pas possible de s’opposer frontalement au document ; on commença alors par mettre en exergue des constats désolés sur les fidèles désorientés par le texte : non les tièdes, déjà acquis au monde, mais ceux qui s’efforcent de vivre avec sérieux leur foi et qu’on venait charger d’un fardeau pour certains insoutenable. En suite de quoi, au nom du souci pastoral envers tous, mais surtout envers ceux-là, on apportait certes son soutien à l’encyclique, mais on faisait appel à la possibilité pour les foyers de prendre en conscience une décision qui ne s’accorderait pas avec le discours magistériel, éventuellement sur le conseil du confesseur attentif et bienveillant.
La note pastorale de l’épiscopat français, publiée en novembre 1968, se plaça sur cette ligne ; elle légitimait la divergence avec la doctrine de l’encyclique par la notion de conflit de devoirs : un mal ne pouvant être évité (l’harmonie du couple si on accepte la doctrine, la désobéissance si on la refuse), « les époux se détermineront au terme d’une réflexion commune menée avec tout le soin que requiert leur vocation conjugale » ; et si le choix était celui de la contraception, ils ne manqueraient pas de demeurer disponible à l’appel de Dieu, dans une situation différente. Ainsi, sans être un bien, la décision prise par les époux d’user de la contraception demeurerait un désordre, mais « non coupable »…
Abbé Jean-Marie Perrot