01/04/2023

La prédication morale, une prédication politique

Par l'abbé Claude Barthe

English, italiano

Continuant à explorer les éléments qui pourraient être ceux d’une vraie réforme de l’Église, il nous faut signaler comme particulièrement importante la prédication morale. Elle sera une invitation à vivre dans le monde sans être du monde, comme à toutes les époques du christianisme, mais elle impliquera en outre aujourd’hui, au-delà d’une critique des mœurs du monde, par la force des choses, une critique des structures mêmes du monde telles que les a établies la modernité, amorales ou immorales, en décrochant la loi des hommes de la référence à celle de Dieu pour en faire l’expression de la volonté générale.

Certes le monde a toujours été mauvais, mais la société naturelle et moins encore la société chrétienne ne l’étaient pas de soi, même si l’une et l’autre étaient lourdement marquées par les péchés de leurs membres. En revanche, la société présente, lointainement mais directement issue de la Révolution, est institutionnellement constituée de « structures de péché », la première de toutes étant justement dans le fait que la loi ne cherche pas à punir le mal et à favoriser le bien intrinsèquement référé à la volonté du Créateur, mais à régler l’aiguille du bien sur l’opinion dominante. Et de fait les règles de la vie sociale s’écartent toujours plus du bien naturel au fur et à mesure de l’évolution des mœurs qu’elles ne gouvernent pas mais qu’elles suivent. Aujourd’hui, au stade avancé de cette évolution, tous certes ne cèdent pas, mais tous sont poussés à la coopération au péché tant par de prétendues lois que par la pression de l’opinion générale, la dictature des médias, l’enveloppement des contraintes économico-idéologiques, et ce jusque dans les domaines les plus personnels de l’existence.

C’est pourquoi la prédication morale, qui est de soi politique puisqu’elle vise à l’amendement de l’homme, être social, est aujourd’hui devenue une prédication politique antimoderne. Et au sein de cet enseignement moral, celui de la morale conjugale, qui n’épuise pas, loin de là, le champ de la morale sociale, constitue tout de même un critère particulièrement sensible des exigences chrétiennes dans la vie en société, la famille étant par nature cellule d’une société elle-même constituée selon l’ordre voulu par Dieu. S’abstenir de cette prédication de morale familiale, a fortiori substituer une morale mondaine à la morale naturelle et chrétienne, participe puissamment du ralliement des catholiques à la société moderne.

De Casti connubii à Humanæ vitæ

« Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre… C’est pourquoi, l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une même chair » (Genèse 1, 28 ; 2, 24). La mission du mariage – procréer, c’est-à-dire en quelque manière communiquer la création de Dieu en engendrant et en éduquant – se réalise dans et par la communauté d’amour de deux êtres, un époux et une épouse.

Une des graves atteintes portée très radicalement contre l’ordre harmonieux inscrit par Dieu dans la création humaine, a consisté à promouvoir la séparation artificielle entre la procréation et les actes qui lui sont par nature ordonnés.

Le malthusianisme s’est peu à peu répandu en Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle, dans le monde protestant, mais aussi, de plus en plus, dans les aires catholiques. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les Congrégations romaines durent intervenir un certain nombre de fois (admonestations aux confesseurs ; mises en garde contre des publications) pour endiguer ce que de nombreux moralistes et prédicateurs dénonçaient comme une grave plaie. Pie XI intervint avec une particulière vigueur dans l’encyclique Casti connubii, du 31 décembre 1930 : « Puisque l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête ».

Pie XI rappelait, par ailleurs, qu’une vertueuse continence est toujours permise dans le mariage quand les deux époux y consentent, Pie XII, dans un discours aux sages-femmes du 29 octobre 1951, précisant que le choix de cette continence au cours des périodes fécondes de l’épouse était licite pour des motifs sérieux médicaux ou économiques.

Le même Pie XII, dans la continuité de Casti connubii, enseignait à propos de l’usage des pilules contraceptives destinées à bloquer la fécondation qui commençaient à être mise sur le marché : « « La stérilisation directe », disions-Nous le 29 octobre 1951, « c’est-à-dire celle qui vise, comme moyen ou comme but, à rendre impossible la procréation, est une violation grave de la loi morale, et donc elle est illicite ». […] Il faut rejeter l’opinion de plusieurs médecins et moralistes qui en permettent l’usage, lorsqu’une indication médicale rend indésirable une conception trop prochaine, ou en d’autres cas semblables, qu’il ne serait pas possible de mentionner ici ; dans ce cas, l’emploi des médicaments a comme but d’empêcher la conception en empêchant l’ovulation ; il s’agit donc de stérilisation directe » (discours du 12 septembre 1958).

C’est l’enseignement que reprit dix ans plus tard Humanæ vitæ, après toutes les péripéties relatées par l’article de l’abbé Jean-Michel Perrot sur l’« Histoire de la difficile gestation d’Humanæ vitæ » : « Est pareillement à exclure, comme le magistère de l’Église l’a plusieurs fois déclaré, la stérilisation directe, qu’elle soit perpétuelle ou temporaire, tant chez l’homme que chez la femme. Est exclue également toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation ».

Après Amoris lætitia

Humanæ vitæ avait constitué en 1968 une sorte de miracle anti-libéral au sein d’une situation ecclésiastique où le libéralisme doctrinal subvertissait l’ecclésiologie traditionnelle. Un enseignement moral s’est ensuite développé sous Jean-Paul II dans une série de textes, entre autres Donum vitæ en 1987, Veritatis splendor en 1993. L’enseignement ferme du pape Wojtyla en ce sens a permis le développement d’une sorte de monde Humanæ vitæ, souvent hélas réduit à la lutte pour la « morale de la vie », avec un ensemble d’intellectuels, à Rome (Université du Latran, de Santa Croce) et en d’autres lieux (Espagne, France, Amérique), un Conseil pontifical pour la Famille, un Institut pontifical Jean-Paul II d’Études sur le Mariage et la Famille, une série de Congrès internationaux à valeur de manifestes, qui constituèrent autant d’occasions pour les moralistes de cette famille d’esprit de se réunir à Rome. Or ces théologiens, ces auteurs, ces journalistes, étaient paradoxalement partisans de l’enseignement pontifical en même temps que minoritaires au sein d’une théologie libérale, dont le dissensus se concentrait sur la revendication symbolique de la communion pour les divorcés remariés et la critique d’Humanæ vitæ, qu’une cascade d’encycliques pontificales et de notes et documents de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi n’enrayait nullement. En réalité, c’est ce magistère moral qui était lui-même minoritaire, non seulement par absence de réception de la part d’une bonne partie des théologiens acquis au relativisme, mais aussi parce qu’il était en lui-même miné par la relativisation magistérielle, celle de l’œcuménisme par exemple.

Ce bastion moral, très faible par conséquent, fut renversé avec la mise en œuvre du programme Martini par le pape Bergoglio, programme dont première visée était de revenir sur le « rigorisme » du pape Wojtyla. Le verrou sauta avec Amoris lætitia, dont le principe de « miséricorde » est applicable à tous autres domaines brûlants de la morale. En quoi l’histoire se répétait : ce qui arriva à la théologie morale wojtylienne au temps du pape Bergoglio était arrivé, toutes choses égales, à l’ecclésiologie pacellienne, au temps du Concile et du pape Montini.

Si donc la grande faiblesse d’Humanæ vitæ et de ce qui en a découlé était d’être une sorte d’anomalie au sein du processus de ralliement des catholiques aux principes de la société moderne, une prédication morale pour le futur devra se replacer au sein d’un bâtiment qui ne soit plus fondé sur le sable, mais sur un enseignement théorique, et en même temps très concret, explicitant la manière de vivre moralement aujourd’hui dans une société bâtie contre la loi naturelle et la loi évangélique. Par exemple, la dénonciation par les pasteurs de l’Église des lois injustes devra s’accompagner du rappel des principes généraux qui commandent la vie de la Cité, mais aussi d’une formation des catholiques à se positionner moralement dans un univers politique radicalement vicié par l’absence de poursuite du bien commun : organisation de la survie catholique, de l’éducation des nouvelles générations, d’une lutte, fût-elle de très longue haleine, pour sortir du cadre de la société bâtie sur les principes de la modernité. On ne peut traiter d’éthique familiale et de défense de la vie sans les intégrer à une visée de restauration de la royauté du Christ sur la Cité.

Abbé Claude Barthe