Le Chemin synodal allemand : un processus révolutionnaire
Vers une Église, société démocratique plurielle
Le 1er décembre 2019, un Chemin synodal a commencé en Allemagne. La décision en avait été prise au printemps par la Conférence des Évêques d’Allemagne, avec l’appui et la collaboration de l’influent et puissant Comité central des catholiques allemands (1). Ce dernier ne donnant cependant son accord que si le processus et ses résultats étaient « contraignants ».
Pourquoi une telle décision ? Déclarations et documents indiquent que la source ou au moins l’occasion de la convocation du Chemin synodal se trouve dans le rapport MHG (2), rendu à l’automne 2018 par une commission indépendante, à propos des abus sur mineurs par des ecclésiastiques. Il y était mis en cause le pouvoir dans l’Église, le célibat dans la vie sacerdotale et la morale sexuelle de l’Église ; autant, selon le document final, d’éléments tenant non aux circonstances ou aux individus mais à la structure de l’Église : en somme, des « facteurs spécifiquement catholiques », dixit ce même rapport. À cette mise en accusation de l’Église comme institution, la Conférence des évêques décida qu’il fallait donner une réponse institutionnelle dans son fonctionnement et ses résultats : un processus synodal, aboutissant à des résolutions contraignantes.
Quatre forums préparatoires ont travaillé ces derniers mois, chacun sur un thème : les trois facteurs relevés par le rapport, auxquels est venu s’ajouter un autre sur les femmes. Un document rassemblant les contributions de ces groupes a été produit en vue de la première assemblée du Chemin synodal, les 30 janvier et 1er février 2020 (3).
D’inégale longueur et de forme assez différente, les quatre contributions forment cependant un ensemble cohérent, au moins sur deux plans. Le premier est l’indigence des sources produites au regard des affirmations catégoriques avancées, qui mettent en cause des points que le magistère affirme comme définitivement acquis (ainsi l’ordination des femmes), par un appel à une prétendue unanimité de la théologie et de l’exégèse contemporaines. Ainsi, on ne trouve aucune note de bas de page, et les citations ou références dans le corps du texte – la plupart au concile Vatican II – sonnent plus comme des incantations ou manifestations d’un certain « esprit » (celui de l’Évangile, celui du concile) que comme des arguments ou des démonstrations.
Le second aspect commun aux quatre textes est leur affirmation sereine, presque revendiquée du processus synodal comme processus révolutionnaire, adjectif que l’on entend ici au sens technique et pas seulement renvoyant à des changements importants. Relevons-en cinq traits marquants, qui forment un programme cohérent :
1- Introduire dans l’Église les standards d’une société démocratique plurielle
Car celui-ci (qui ?) est en crise, de telle sorte qu’il ne peut plus jouer le rôle qui est le sien : « L’Église catholique se trouve dans une crise profonde. Elle ne pourra accomplir sa mission que si elle affronte la crise et travaille sérieusement à une solution. Cette crise ne provient pas de l’extérieur de l’Église, mais elle a son origine en elle. » Plus précisément, poursuit le texte issu du forum sur le pouvoir dans l’Église, deux tendances lourdes doivent être mise en exergue : de fortes « tensions » (comprendre : contradictions) entre la doctrine et la pratique, mais aussi entre l’exercice du pouvoir dans l’Église et les « standards d’une société plurielle dans un État de droit démocratique, dont beaucoup de catholiques attendent qu’on s’en inspire dans leur Église ». Le drame des abus sexuels sur mineurs – les événements eux-mêmes et l’incapacité d’une résolution interne – a fait éclater cela au grand jour. Ce drame n’est pas la crise en elle-même, mais son révélateur exacerbé. Et si – le cynisme affleure presque – à quelque chose malheur est bon, il ne faut pas manquer l’opportunité offerte par le rapport MHG.
Ici le lecteur pourra être surpris que rien, dans les documents transmis à la première assemblée synodale, n’apparaît des analyses auxquelles on ne peut dénier qu’au moins elles auraient dû être mentionnées : Pensons premièrement au texte du pape émérite Benoît XVI, paru le 11 avril 2019 et à la mise en évidence des causes du drame des abus : contexte social de la libération des mœurs, bouleversement de l’enseignement de la théologie morale, rejet du magistère ; ce qui a conduit à de graves défauts et ruptures dans la formation des séminaires, le choix des évêques, la législation canonique. Rien non plus n’est signalé des analyses et dénonciations sur l’attitude des autorités ecclésiales qui n’ont pas usé des outils juridiques, disciplinaires et punitifs à leur disposition.
2- Dénoncer la potestas sacra comme responsable
Car il y a un responsable, le « modèle d’Église répandu en Allemagne, caractérisé par une accentuation excessive sur le ministère ordonné comme “pouvoir sacré” (potestas sacra), celui d’une hiérarchie au sein de laquelle les fidèles sont considérés, de manière unilatérale, comme dépendants des prêtres ». Or « la concentration du pouvoir sacramentel, législatif, exécutif, administratif et juridique est un développement du XIXe siècle ». Comprenons : il n’y a donc rien de traditionnel dans la potestas sacra. Au contraire – nous suivons toujours le document –, l’Évangile, le concile Vatican II et « l’argumentation unanime de la théologie scientifique »décrivent une tout autre figure de l’Église, caractérisée par l’égalité fondamentale des baptisés (hommes et femmes indifféremment). Il y existe un ministère, mais il n’est que service et lorsqu’on parle de hiérarchie, on ne doit l’entendre que du rapport interne entre les trois degrés du ministère ordonné et de leur commune soumission à Jésus-Christ Chef, mais certainement pas de leur rapport au Peuple de Dieu. Sinon, la fidélité à Jésus-Christ et la crédibilité de l’évangélisation sont compromises. Pire… ce qui doit arriver arrive : « Une sacralisation du pouvoir qui se réclame de Dieu pour se soustraire au contrôle de la part du Peuple de Dieu contredit la sainteté de l’Église et conduit au péché. » Il fallait oser…
Les remarques à faire sur ce point seraient nombreuses ; mais, ainsi que nous l’avons signalé, les documents manquent de tout appareil critique. On ne sait alors à quel arrière-fond intellectuel répondre… ou même s’il y en a un ! On se limitera à un seul aspect, jouant la carte de l’appel au concile Vatican II omniprésent dans ces pages. Celles-ci paraissent ignorer que justement la potestas sacra ait été mise en valeur par ce concile, afin – on ne se penchera pas ici sur la question théologique de fond – de dépasser le binôme « pouvoir d’ordre » et « pouvoir de juridiction », jugé insatisfaisant. L’interprétation commune postconciliaire est qu’il y a un seul pouvoir sacré, reçu à l’ordination, mais que pour son exercice il a besoin d’une détermination canonique, juridique. C’est aussi cette position commune actuelle – et plus encore la position classique des deux pouvoirs d’ordre et de juridiction – qui est critiquée et même mis sens dessus dessous. À moins que l’expression potestas sacra ne soit un slogan, ce dont nous doutons. En tout cas, par son association avec les abus, elle est devenue un repoussoir absolu.
3- Prendre la place du pouvoir ou prendre une place à côté de lui, avant sa disparition
La position assez cohérente qui se dégage est en fait celle d’un pouvoir venant du Christ par le Peuple de Dieu qui en est, sur cette terre, le dépositaire et l’agent principal. La conception de la hiérarchie relevée plus haut, va dans ce sens. Plus encore, ce qui est développé de l’égalité foncière des baptisés dans une réappropriation des trois pouvoirs ou munera qui sont ceux de l’Église hiérarchique, des ministres ordonnés (enseignement, sanctification et gouvernement) exprime très clairement la théorie d’un pouvoir populaire.
Quant à l’enseignement, les documents se placent sous le double patronage de formules traditionnelles réapparues dans l’actualité ecclésiastique à l’instigation du pape François : d’un côté le sensus fidelium ou sensus Ecclesiæ, qui a « une valeur théologique fondamentale », bien qu’il « n’existe aucune procédure adéquate par laquelle il pourrait faire valoir ses droits » – ce qui est fort regretté. De l’autre côté, il y a cette idée que toutes les prises de parole sont légitimes si elles sont cum Petro et sub Petro (4) – mais là aussi, on attendra en vain une explicitation…
Pour la sanctification, tout tient dans la relativisation du degré d’autorité des textes réservant les ministères ordonnés aux hommes célibataires, dans l’affirmation d’une prétendue unanimité de la recherche théologique et dans la tension insoutenable entre les deux (magistère et théologie).
Sur le plan du gouvernement, il est dans la logique de l’égalité baptismale et du ministère comme service que les modalités du gouvernement prennent une forme démocratique, élective pour la désignation des gouvernants (y compris des évêques), et délibérative pour l’exercice et son contrôle. Un seul extrait suffira – qui édicte la seconde des décisions prioritaires qu’il faudrait prendre : « Les diocèses et les paroisses développeront les organes de consultation et de décision existants, très différents selon les diocèses, de telle sorte que sur les plans de la pastorale, des personnes et des finances rien ne soit décidé, mis en œuvre puis évalué sans la consultation et l’accord des organes compétents, composés de laïcs et de clercs élus de manière indépendante. » (5)
Qu’en sera-t-il exactement ? Voilà qui intéresse au plus haut point. Car ces revendications ne sont pas nouvelles. Ce qui l’est peut-être, c’est qu’elles puissent trouver bientôt une traduction concrète institutionnelle, puisque, rappelons-le, la conférence des évêques s’est engagée à ce que les décisions issues du Chemin synodal soient contraignantes. Le déroulement de la première assemblée synodale ne laisse, semble-t-il, rien présager dans un sens ou dans un autre. La « Conférence des baptisé-e-s francophone » (6) en a rendu compte sur son site internet en deux articles : dans le second, écrit au terme de l’assemblée, la crainte se fait jour que « les quatre thèmes retenus pour le chemin synodal [ne soient] qu’un moyen de regagner cette notoriété » perdue récemment avec la crise des abus sexuels. Pour aller plus loin, « sans doute faudra-t-il des positions plus claires ». Mais l’ouverture des débats permet aussi l’expression de positions claires en sens opposé : « Le cardinal Rainer Maria Woelki de Cologne tout particulièrement… a entre autres exprimé que ses craintes les plus grandes se trouvaient avoir été justifiées, que la constitution hiérarchique de l’Église se trouvait mise en question, que de nombreux arguments avancés n’étaient pas compatibles avec la foi et l’enseignement universel de l’Église, que cette assemblée était pour ainsi dire comme un parlement ecclésial protestant… À quoi il lui a été répondu qu’être protestant n’était pas une injure ! » Récemment, Mgr Bätzing, président de la conférence épiscopale allemande, s’est déclaré « très favorable à ce que les idées et les décisions recueillies dans le chemin synodal, y compris celles concernant les femmes et le ministère, soient portées à Rome » (Publik-Forum, 29 mai 2020).
4- Agir à la manière d’une minorité active
Le premier article de la « Conférence des baptisé-e-s francophone », daté de la veille de l’Assemblée, notait avec honnêteté le peu d’impact apparent dans la population catholique du Chemin synodal : le questionnaire proposé sur le site internet dudit chemin n’avait donné lieu qu’à 3 000 réponses. « Le chiffre est faible » dans l’absolu, mais aussi en comparaison d’autres initiatives du même ordre qui ne pouvaient pourtant pas se prévaloir d’un même caractère officiel et des moyens subséquents mis à leur disposition.
Mais cela importe peu dans un processus révolutionnaire. L’action déterminée menée au cours du synode est, pensent ses acteurs, révélatrice d’un mouvement plus profond, de long terme. A supposer même que nombre des revendications portées par le chemin synodal n’aboutissent pas, c’est-à-dire ne trouvent pas de transcription institutionnelle, l’action doit être menée, comme le furent d’autres (7) : « Le processus doit préciser quelles sont les réformes possibles et nécessaires dans le cadre du droit canonique existant sur la base de l’enseignement de l’Église ; mais il doit également préciser, au-delà de cela, que de profonds changements sont nécessaires et comment ils peuvent être réalisés. À cet égard, il est nécessaire de prendre en compte les spécificités des processus de la tradition de l’Église et de les mettre à profit pour leur développement ultérieur : considération du sensus Ecclesiæ fondamental, dynamique de développement, pluralité, contextualité et perspective interprétative des processus, ainsi que la considération des voies alternatives de la tradition, qui se sont temporairement retrouvées en arrière-plan, mais qui ont pu être redécouvertes. » En clair et de manière quelque peu familière, cela finira par payer, tout doit être considéré comme possible, même si ce n’est pas pour aujourd’hui…
5- Anticiper le système à venir
De ce mouvement de fond, le Chemin synodal est le révélateur et la matrice : « Le processus de dialogue et de décision a besoin d’une atmosphère d’ouverture mentale. Il ne doit y avoir aucun tabou, aucune peur des alternatives, aucune sanction ». Ainsi, loin d’être un processus neutre (8), le Chemin synodal, en bon processus révolutionnaire, développe des « pratiques qui se structurent par rapport à un système social à venir et dont il faut provoquer l’irruption » (9). C’est tout le piège des synodes, que Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger s’étaient efforcés de contrôler d’en-haut…
Ce mouvement de fond, quel est-il ? Ici, très explicitement, il s’agit de l’idéal d’une société démocratique plurielle. Plus largement, c’est celui que l’Église, institutionnellement depuis le bon pape Jean et le concile Vatican II, pense découvrir dans le monde : avant-hier les mouvements de décolonisation et de libération des femmes, hier l’idéologie des droits de l’homme, aujourd’hui l’écologie. Une force vitale que manifestent les signes des temps, où l’on croit reconnaître le travail de l’Esprit. En fait, une forme d’immanentisme qui se trouve bien en consonance avec la figure ecclésiale qui cherche à s’imposer et qui, ne serait-ce que par la complicité des détenteurs actuels de la potestas sacra, ne rencontre guère d’obstacle devant elle.
Abbé Jean-Marie Perrot
1. Son origine se trouve dans le combat des catholiques allemands pour voir reconnaître leur place dans la société. Le premier rassemblement Katholikentag eut lieu en octobre 1848, initiative d’un réseau de Piusvereine (association Pie), du nom du pape Pie IX. Le Comité central naquit formellement en 1868. Durant 100 ans, il fonctionna « soutenu par l’autorité des évêques », selon les termes des statuts de 1952. En 1967, le Comité central gagna en autonomie et devint rapidement le chantre des positions les plus libérales et progressistes en tous domaines. Il demeure un acteur important et reconnu de la vie sociale et politique allemande.
2. MHG : du nom des trois universités de Mannheim, Heidelberg et Gieβen, d’où sont issus les membres du groupe interdisciplinaire d’étude sur les abus sur mineurs commis par des ecclésiastiques.
3. Ce document a été traduit en italien et publié intégralement dans Il Regno, Documenti 5, mars 2020, n° 1319, pp.158-192. C’est sur cette version que nous avons travaillé.
4. Le pape François avait justifié la diversité des propos tenus lors des assemblées du synode sur la famille par le fait qu’il les avait permises, qu’elles étaient cum Petro et sub Petro, et donc légitimes quel que soit leur contenu.
5. Dans le texte du forum préparatoire sur la vie sacerdotale, on trouve une formulation plus modérée : « Comme accueil de l’Esprit, un processus synodal doit aussi être distingué d’un processus de type parlementaire. » Ce texte, plus court, avance plus par questions et invitation au débat que par affirmations péremptoires, a un ton général plus mesuré.
6. Cette conférence n’est l’alter ego du Comité central des catholiques allemands que dans les idées, certainement pas dans l’organisation et plus encore dans le poids historique et institutionnel dans l’Eglise et la société.
7. Sont ici mentionnés des « élans de réforme » : le synode de Würzburg (1971-1975) et son équivalent en RDA, le processus de dialogue « Croire aujourd’hui » (2011-2015) et de nombreux synodes ou assemblées diocésaines…
8. C’est une question récurrente à propos des formes modernes de la démocratie.
9. Michel Maffesoli, « Le processus de récurrence dans les phénomènes révolutionnaires », in : L’homme et la société, 1977, n° 43-44. En attendant la réactivation de l’enthousiasme et de la persuasion par le final festif qui sied à tout synode maintenant : « Ainsi, dans la révolution il y a réactivation périodique et nutritive des mythes de la dynamique (force) sociale, ce à quoi participent la fête, la violence fondatrice, le chaos, l’ubris, la rupture… » (id.)