Traditionis custodes : les dernières cartouches conciliaires ?
La non-réception du concile Vatican II s’est concentrée de manière concrète sur le refus de la réforme liturgique, même si un certain nombre de pratiquants de la messe ancienne affirment leur adhésion aux intuitions conciliaires « bien interprétées ». En tout cas, l’existence de la liturgie traditionnelle est un phénomène persistant et même croissant de non-réception. Marginal ? Le pape Bergoglio, qui veut être le pape de la pleine réalisation de Vatican II, a fini par être convaincu que le phénomène était suffisamment important pour qu’il faille s’employer à l’éradiquer. Avec cette conséquence que le possiblement marginal est devenu certainement central : la messe tridentine est consacrée comme le mal à abattre ; les séminaires formant des prêtres pour la dire, comme des chancres à éliminer. Et ce, toutes affaires cessantes.
Un retour à la violence originelle de la réforme liturgique
Elle est donc de nouveau proscrite, comme sous Paul VI. La Lettre qui accompagne Traditionis custodes explique sans ambiguïté le but ultime du texte pontifical : faire en sorte « qu’on revienne à une forme de célébration unitaire », la liturgie nouvelle. La décision est brutale et péremptoire : le pape décide tant la fin de la messe traditionnelle que celle du monde traditionnel, qu’il accuse – et lui seul ! – d’attenter à l’unité de l’Église.
Vatican II, dont le grand dessein – une ouverture au monde moderne en sa modernité pour être mieux entendu des hommes de ce temps – est une sorte d’entre-deux entre orthodoxie traditionnelle et hétérodoxie (en l’espèce, un relativisme néo-moderniste). L’adoption de quelques propositions ambiguës permet, par exemple, d’affirmer qu’un chrétien séparé peut comme tel, comme séparé, être cependant en une certaine communion avec l’Église : selon Unitatis redintegratio, Luther, qui pensait avoir rompu avec l’Église du pape restait en réalité un catholique « imparfait » (UR 3).
Le pape François, depuis son élection, avance sur cette apparente ligne de crête aussi loin que possible : il transmue la collégialité en synodalité, dépasse Nostra ætate et la Journée d’Assise par la déclaration d’Abou Dhabi, mais il se garde de passer le seuil au-delà duquel on tomberait – ou on tomberait plus vite – dans ce néant où basculent déjà les plus audacieuses des théologies progressistes. Comme Paul VI, il reste fidèle au célibat ecclésiastique et au sacerdoce masculin, mais en contournant la discipline traditionnelle par la voie des ministères laïcs qu’avait ouverte le pape Montini (institution de ministres qui tiennent des rôles cléricaux sans être des clercs, pour arriver probablement au ministère de diaconesse voire de présidente d’eucharistie non formelle), et en confiant à des laïcs, hommes et femmes, des charges quasi-juridictionnelles (postes toujours plus élevés dans les dicastères romains).
Autrement dit, François conserve suffisamment d’institution, mais en continuant à la vider de sa substance doctrinale. Selon son expression, il abat les murs :
- Humanæ vitæ et un ensemble de textes dans la suite de cette encyclique avaient préservé la morale conjugale de la libéralisation que le Concile avait fait subir à l’ecclésiologie. Amoris lætitia a renversé cette digue : des personnes vivant dans l’adultère public peuvent y demeurer sans commettre de péché grave (AL 301).
- Summorum Pontificum avait reconnu un droit à ce conservatoire de l’Église d’avant qu’est la liturgie ancienne avec la catéchèse et le personnel clérical qui y sont attachés. Traditionis custodes a balayé cette tentative de « retour » : les nouveaux livres liturgiques sont la seule expression de la lex orandi du rite romain (TC, art. 1).
Il reste que le pape et ses conseillers ont pris de gros risques en prenant ces dispositions aussi violentes que hâtivement rédigées. Les commentateurs stupéfaits parlent de méconnaissance du terrain ecclésial occidental par le pape latino-américain ; ils soulignent le désaveu cinglant de l’œuvre majeure de Benoît XVI ; ils pointent du doigt les contradictions d’un gouvernement chaotique, qui écrase les traditionnels « de l’intérieur » alors qu’il accorde des facultés revenant à une semi-reconnaissance aux traditionnels « de l’extérieur », ceux de la FSSPX ; ils s’étonnent enfin, alors que le feu du schisme est en Allemagne et la tranquille hérésie partout, qu’on s’en prenne à une pratique liturgique innocente de l’un et de l’autre.
Mais on imagine que le pape et son entourage n’ont qu’un haussement d’épaule à l’énoncé de ces critiques. La justification de l’assaut répressif qu’ils ont déclenché est pour eux déterminante : la messe tridentine cristallise ainsi l’existence d’une Église dans l’Église car elle représente une lex orandi anté et donc anti-conciliaire. On peut transiger avec les dérives de l’Église Allemande qui sont au pire trop conciliaires, on ne saurait tolérer la liturgie ancienne qui est anti-conciliaire.
Vatican II avec ce qui en relève ne se discute pas ! De manière très caractéristique, la Lettre qui accompagne Traditionis custodes infaillibilise le Concile : la réforme liturgique découle de Vatican II ; or, ce concile a été un « exercice du pouvoir collégial de façon solennelle » ; douter que le Concile est inséré dans le dynamisme de la Tradition c’est donc « douter de l’Esprit-Saint lui-même qui guide l’Église ».
Une répression qui vient trop tard
Sauf qu’en 2021, on n’est plus en 1969, lors de la promulgation fraîche et joyeuse du nouveau missel, ni en 1985, lors de L’Entretien sur la foi et de l’assemblée du Synode qui faisait un bilan déjà inquiet des fruits de Vatican II, ni même en 2005, où l’apparition de l’expression d’« herméneutique de réforme dans la continuité » ressemblait fort à une tentative de recomposition laborieuse d’une réalité qui échappait de plus en plus. Aujourd’hui, il est trop tard.
L’institution ecclésiale est comme énervée, la mission éteinte et, en Occident au moins, la visibilité en prêtres et fidèles évanouie. Andrea Riccardi, personnage principal de la Communauté de Sant‘Egidio, tout le contraire d’un conservateur, dans son dernier livre, La Chiesa brucia. Crise e futuro del cristianesimo, L’Église brûle. Crise et futur du christianisme[1], considère l’incendie de Notre-Dame de Paris comme une parabole de la situation du catholicisme, et analyse pays par pays, en Europe, son effondrement. Son discours est caractéristique de celui des bergogliens déçus, qui deviennent des conciliaires déçus.
Comment s’étonner que des auteurs, bien plus dégagés que lui de l’appareil ecclésiastique, lancent des cris d’alarmes et n’hésitent pas à dire d’où vient le mal. Ainsi l’académicien Jean-Marie Rouart dans Ce pays des hommes sans Dieu[2], qui pense que la bataille de la société occidentale devant l’islam est perdue d’avance, alors que seul pourrait nous sauver un « sursaut chrétien », c’est-à-dire une radicale marche arrière : l’Église, écrit-il, « doit procéder à l’équivalent d’une Contre-Réforme, revenir à cette réforme chrétienne qui lui a permis au XVIIe siècle d’affronter victorieusement un protestantisme qui la mettait en cause »[3]. Ou encore Patrick Buisson dans La fin d’un monde[4], qui consacre deux parties de son gros ouvrage à la situation du catholicisme : « Le krach de la foi » et « Le sacré massacré ». « De façon à la fois déconcertante et brutale, écrit-il, le rite tridentin, qui avait été le rite officiel de l’Église latine depuis quatre siècles, fut, du jour au lendemain, décrété indésirable, sa célébration proscrite et ses fidèles pourchassés[5] ». On est sorti du catholicisme pour aller « à la religion conciliaire ».
Qui plus est, en 2021, le rapport de force est très différent de celui des années 1970 entre ceux qui avaient « fait le Concile » et ceux qui le subissaient. Andrea Riccardi fait comme tout un chacun ce constat réaliste : « Le traditionalisme est une réalité de quelque importance dans l’Église, aussi bien dans l’organisation que dans les moyens ». Le monde traditionnel pour être minoritaire (en France, 8 à 10% des pratiquants) est partout en croissance, notamment aux États-Unis. Il est jeune, fécond en vocations – au moins par rapport à la fécondité du catholicisme des paroisses –, capable d’assurer la transmission catéchétique, attirant pour le jeune clergé et pour les séminaristes diocésains.
C’est d’ailleurs ce que le pape Bergoglio, arrivant d’Argentine, a mis du temps à comprendre, jusqu’à ce que les évêques italiens et les prélats de la Curie lui aient mis sous les yeux l’accroissement insupportable du monde traditionnel, d’autant plus visible qu’il se produit au sein de l’effondrement général. Il fallait donc appliquer les « remèdes » adéquats, les mêmes qu’on a administré au séminaire florissant de San Rafael, en Argentine, à la congrégation des Franciscains de l’Immaculée, au diocèse d’Albenga en Italie, au diocèse de San Luis en Argentine, etc.
Pour une sortie « en avant » de la crise
Pour autant, l’Église conciliaire n’est pas revitalisée et la mission n’a cessé de s’étioler. Une batterie de documents ont traité de la mission : Ad Gentes, le décret conciliaire de 1965, l’exhortation Evangelii nuntiandi de 1975, l’encyclique Redemptoris missio de 1990, le document Dialogue et Annonce de 1991, les exhortations apostoliques qui reprennent inlassablement le thème de la nouvelle évangélisation, Ecclesia in Africa, 1995, Ecclesia in America, 1999, Ecclesia in Asia, 1999, Ecclesia in Oceania, 2001, Ecclesia in Europa, 2003. Un Conseil Pontifical pour la Promotion de la Nouvelle Évangélisation a été créé. Les colloques se sont multipliés parlant de la mission qui doit s’articuler au dialogue, de l’évangélisation qui ne doit pas être prosélytisme, etc. Jamais on n’a autant parlé de mission. Jamais on n’a aussi peu converti.
François Mitterrand disait à propos de la résorption du chômage, « on a tout essayé ». De même pour sauver l’Église d’après Vatican II : la tentative qu’a représentée l’élection du pape Bergoglio, celle d’une maximalisation du Concile, a fait long feu ; comme avait finalement échoué, il faut le reconnaître, la tentative qu’avait représentée l’élection du pape Ratzinger, celle d’un assagissement du Concile. Alors, un retour en arrière ? Oui, mais à la manière d’une sortie « en avant ».
Nombreux sont ceux, y compris parmi les soutiens d’hier au pape Bergoglio, qui jugent indéfendable la répression brutale du monde traditionnel, pour la seule raison, en définitive, qu’il est trop vivant. Peut-on imaginer, avec un prochain pontificat, une mise entre parenthèses de Traditionis custodes ?Assurément, et même mieux, nous semble-t-il : une liberté donnée à ce qu’il est convenu d’appeler les « forces vives » dans l’Église. Concernant cette force essentielle, puisqu’elle représente la tradition multiséculaire, on peut raisonnablement envisager la négociation d’un compromis qui serait plus favorable pour l’Église que n’a été le compromis de Summorum Pontificum. Il faut viser désormais une levée de tout encadrement, autrement dit une franche liberté pour la liturgie ancienne et pour tout ce qui va avec elle. Et ceci, au nom du bon sens. De même qu’un certain nombre d’évêques dans le monde ont laissé se développer dans leurs diocèses toutes ces « forces vives », les communautés, fondations, œuvres, qui portent des fruits missionnaires, de même, au niveau de l’Église universelle, doit venir le temps de la liberté laissée à tout « ce qui marche ».
Summorum Pontificum peut s’analyser comme une tentative de coexistence des catholiques qui ne reçoivent pas la liturgie de Vatican II avec un monde conciliaire modéré. Une nouvelle tentative pourrait s’établir avec un monde conciliaire apparemment plus « libéral » que celui de Benoît XVI, mais qui prend désormais conscience de l’échec irrémédiable de l’utopie embrassée il y a cinquante ans.
Abbé Claude Barthe
[1] Tempi nuovi, 2021.
[2] Bouquins, 2021.
[3] Op. cit, p. 64.
[4] Albin Michel, 2021.
[5] Op. cit., « La trivialiation du sacré », p. 124.