Une Église en état de Conclave permanent
Un des thèmes à la mode après Vatican II était de dire : l’Église est – ou doit être – en état de Concile permanent. Mais à mesure que le post-Concile avance, plus précisément depuis la dernière partie du pontificat de Jean-Paul II, aux dernières années du XXe siècle, c’est plutôt en état de conclave permanent qu’elle se trouve. Cela tient d’abord tout simplement à l’âge des pontifes. Jean-Paul II, alors qu’il approchait de 80 ans, était très affaibli (maladie de Parkinson, tumeur, chutes), au point qu’à partir de 1996 il ne gouverna plus désormais que par procuration, de sorte que les spéculations sur sa mort ne cessaient pas. Son successeur, Benoît XVI, accéda au souverain pontificat alors qu’il venait de fêter ses 78 ans. Quant au pape François, il avait 77 ans, lors de son élection, en 2013.
Mais ce climat conclaviste, d’attente perpétuelle d’une prochaine élection dans la chapelle Sixtine, s’explique surtout, dans ce domaine comme en bien d’autres, par une imprégnation de l’Église par le modèle démocratique, et très précisément par ce modèle dans sa phase actuelle. Il est certain que les luttes de tendances et de partis ont toujours existé en elle. Ils se sont durcis politiquement au cours du XIXe et du XXe siècle, libéraux contre zelanti, du fait du choc entre l’Église et le monde moderne. Et, à vrai dire, l’attente du pape d’une autre « couleur » que le pape régnant par une partie des catholiques n’est pas d’aujourd’hui : « Léon XIII est mort hier, à quatre heures de l’après-midi, écrivait Léon Bloy le 21 juillet 1903. Il y a plus de vingt ans [c’est-à-dire depuis l’encyclique sur le ralliement à la République] que j’attends son successeur » (Œuvres de Léon Bloy, Mercure de France, 1953, t.12, p.184).
Mais le Concile a ouvert une ère tout autre. Les membres de la minorité conciliaire étant pratiquement éliminés, une sorte de régime bipolaire a surgi à l’intérieur de ce qui avait constitué la majorité de Vatican II. Deux partis, qu’on appellerait, en politique séculière, partis de gouvernement, se sont constitués, lesquels se reconnaissaient respectivement dans les deux grandes revues postconciliaires Communio et Concilium. Ces deux partis, si on consent à les appeler de ce nom, correspondent aujourd’hui à peu près aux deux interprétations de Vatican II qu’a définies Benoît XVI dans son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005 : « l’herméneutique du renouveau dans la continuité » et « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture ». Et si l’on voulait filer cette analogie, on dirait que ces deux partis sont flanqués de deux tendances plus extrêmes, externes celles-là au monde conciliaire proprement dit, mais avec qui ils ont respectivement de grandes porosités, la mouvance traditionaliste et un progressisme plus radical.
Il reste tout de même que le pape n’est pas élu au suffrage universel ! Et pourtant les sondages et les pétitions fleurissent dans l’Église au sujet des questions les plus graves. Y compris sur sa gouvernance et ses gouvernants. À l’époque des spéculations sur la succession de Jean-Paul II, Henri Tincq écrivait dans Le Monde : « Il y a de fortes chances pour que le prochain conclave se fasse pour ou contre Martini. Pour ou contre un nouveau concile. Pour ou contre une réforme de la papauté » (27 octobre 1999). Car à chaque conclave se rejoue le même scénario de l’interprétation de Vatican II et de sa postérité entre les deux pôles conciliaires. Malgré les pronostics pro-Martini (qui était en fait atteint de la maladie de Parkinson), il n’y eut pas d’alternance : à ce pape de « continuité » qu’était Jean-Paul II a succédé un autre de même ligne, en mieux ou en pire selon les points de vue, Benoît XVI. Mais il fut suivi lui-même d’un pape de « discontinuité ». Et aujourd’hui, nous voyons que le scénario sur l’interprétation de 2005, puis de 2013, est prêt à se reproduire. À moins que l’Église, par miracle – mais le charisme de Pierre est miraculeux – ne sorte de ce jeu démocratique.
Ajoutons que dans les démocraties occidentales en leur phase actuelle de développement, ou si l’on veut de délitement, le chef de l’État ou de l’exécutif, élu in fine à un peu plus de la moitié des suffrages, est moralement rejeté par l’autre moitié de l’opinion, qui se dresse contre lui dans une opposition très radicale, le considérant pratiquement comme illégitime, comme on le voit aux États-Unis, en France. Cette procédure larvée d’empêchement n’a-t-elle pas été ouverte dans l’Église, en quelque manière, pour Benoît XVI, devant lequel les « progressistes » exhalaient publiquement leur dépit dès le jour de son avènement, et contre lequel ils menèrent ensuite une guerre d’usure expressément destinée à le pousser vers la démission, vers où il a d’ailleurs lui-même incliné dès 2010 ? De la même manière, aujourd’hui, une opposition « ratzinguérienne » au pape François, à caractère de délégitimation se manifeste d’autant plus fortement que celui-ci a posé délibérément cet acte d’ouverture libérale très fort qu’a été Amoris lætitia, ouvrant la voie à d’immenses conséquences, y compris positives dans la mesure où le texte provoque une remise en question des présupposés du post-Concile.
Ce balancement est évidemment très néfaste pour la vie propre de l’Église, la sanctification des âmes et l’expansion de sa mission évangélisatrice. Il l’est, de manière finalement bien plus grave, que n’ont été les crises violentes et les schismes ouverts de jadis qui pour dramatiques qu’aient été leurs conséquences pour la vie des âmes, n’allaient pas jusqu’à éroder à l’intérieur même de l’Église la perception de son bien commun organisé autour du lien de la foi. De même que, dans les Cités humaines, le bien commun traditionnel a été largement oublié par la méconnaissance de sa connexion avec la loi naturelle, de même un évident désintérêt pour l’autorité de la parole de l’Église en tant qu’investie de celle du Christ enseignant a ravalé son action surnaturelle. L’Église ne vit pas une crise de la foi, elle connaît une crise de l’expression par elle-même de la foi. Son bien commun surnaturel suppose un enseignement qui se réfère, pour les évêques au qui vous écoute m’écoute, de Lc 10, 16, et pour le premier d’entre eux, le Successeur de Pierre, auquel le Christ a promis qu’il ne défaillirait pas, à la confirmation de ses frères, de Lc 22, 32. Le pape n’est que cela : celui mandaté par le Christ pour confirmer ses frères dans la foi.
Abbé Claude Barthe