01/01/2019

Les conclaves et la hantise de la minorité de blocage

Par Don Pio Pace

On sait que, depuis le IIIe Concile du Latran, au XIIe siècle, le pape est élu aux deux tiers des voix du conclave. On a connu, dans l’histoire, des conclaves qui, à cause de cette règle, se prolongèrent fort longtemps, surtout lorsqu’un tiers des électeurs étaient fermement décidés à faire barrage à un candidat. La fixation du tiers des porporati électeurs sur un nom suffit à enterrer les meilleures espérances : ils empêchent de la sorte l’élection d’un cardinal dont ils ne veulent à aucun prix. C’est la fameuse minorité de blocage.
À vrai dire, les conclaves récents ont tous été rapides : 4 jours pour l’élection de Jean XXIII, 3 pour celle de Paul VI, pratiquement un jour pour Jean-Paul Ier, 3 pour Jean-Paul II, 2 pour Benoît XVI, 2 pour François. Le nombre des scrutins journaliers a été doublé, en portant leur nombre à quatre par jour, deux le matin et deux l’après-midi (il y en eut même cinq le jour de l’élection du Pape François, le 4ème vote, qui avait été annulé en raison de la présence d’un bulletin supplémentaire, ayant été considéré comme non avenu, ce qui est juridiquement fort discutable).
Ce qui ne veut pas dire que toutes ces élections aient été faciles. Notamment, celle de Paul VI, en juin 1963, vit se dresser le spectre de la minorité de blocage, même si les flatteurs parlèrent d’un vote « par inspiration » (mode d’élection qui était alors possible et par lequel les cardinaux désignaient l’élu par acclamation unanime, sans même voter). En réalité l’élection ne fut sans doute acquise que d’une poignée de voix, au 6ème tour de scrutin. L’état des positions lors du conclave qui s’était réuni après la mort de Jean XXIII était le suivant : le papabile conservateur, Antoniutti, soutenu par les cardinaux Ruffini, Ottaviani, et surtout Siri, archevêque de Gênes, ne pouvait pas espérer la victoire, mais pouvait provoquer un blocage de l’élection de Montini, archevêque de Milan, malgré le report sur son nom des voix dirigées par le chef de l’aile libérale, qui était à l’époque le cardinal Lercaro, archevêque de Bologne.
Ce blocage fut tenté sous la direction du cardinal Siri. S’il avait réussi, il eût fallu négocier, et le cardinal Montini étant écarté, les conservateurs pouvaient espérer l’élection d’un candidat capable d’envaser le Concile. Siri ne parvint cependant pas à l’imposer jusqu’au bout à ses amis, dans une atmosphère tendue à l’extrême et même dramatique selon ses propres confidences.
Dans la dernière partie du pontificat de Jean-Paul II, c’est la tendance « de droite » qui redoutait que ne survienne ce scénario. La Curie romaine, du fait des nominations faites par ce pape, était alors largement dominée par des conciliaires conservateurs, divisés il est vrai eux-mêmes en divers clans, mais dont la crainte commune était que le cardinal Martini, archevêque de Milan, tête de la tendance progressiste, sans avoir l’espoir de parvenir à la majorité absolue des suffrages, fût cependant en mesure de réunir le tiers des voix. C’est semble-t-il pour cette raison que le cardinal Sodano, Secrétaire d’État, prit l’étonnante décision de revenir sur la règle de Latran III, par la constitution Universi Dominici gregis, de 1996, signée par Jean-Paul II. En son article75, elle prévoyait qu’après 33 tours de scrutin infructueux, à raison de 4 par jour, on pouvait décider que l’élection se ferait à la majorité simple des voix. L’aménagement du vieil hospice Sainte-Marthe, non loin de la sacristie de Saint-Pierre, en très confortable logement des cardinaux, permettait en outre de prolonger sans peine le conclave, y compris au plus chaud de l’été romain. La nouvelle règle dérogeait tellement à la tradition que, le 11 juin 2007, Benoît XVI, par le motu proprio De Aliquibus Mutationibus in Normis de Electione Romani Pontifici, la révoqua. Le pari de l’équipe Sodano était d’ailleurs fort risqué car, comme on sait, les modifications de lois électorales se retournent souvent contre leurs promoteurs, ce qui aurait bien pu être le cas et permettre en l’espèce l’élection de Bergoglio dès 2005.

Pio Pace