01/12/2021

Communautés nouvelles et communautés nouvellement traditionnelles

Par P. Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé, sjm

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La crise morale que connait l’Église de France suite à la « découverte » du comportement criminel de certains de ses ministres n’est pas en soi une surprise si l’on examine le relâchement éthique général, la crise de la théologie morale, la naïveté coupable de beaucoup à l’égard de la réalité du péché. Certes il y a toujours eu des dévoiements possibles de cette réalité de grâce que constitue la paternité spirituelle du prêtre, liés à une inintelligence de la pédagogie divine, une inculture doctrinale, un manque de profondeur spirituelle ou à une volonté perverse et peccamineuse. Mais nous sommes aussi dans une période où les scandales liés aux abus sexuels, aux abus de pouvoirs ou aux abus spirituels sont dénoncés et décrits. Il y a une littérature surabondante. Je retiens la synthèse descriptive et éclairante de la journaliste Céline Hoyeau, La trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs de communautés nouvelles (Paris, Bayard, 2021). C’est aussi l’occasion de relire l’histoire religieuse contemporaine, la crise de l’Église, la génération Jean-Paul II avec l’apparition non seulement des communautés dites nouvelles mais aussi d’un courant minoritaire, certes, mais qui se renforce et qui constitue une réalité fervente et créative dans ses modes d’agir et de témoigner, à savoir les fidèles attachés à la liturgie traditionnelle.

Sur la crise en elle-même, il existe aussi beaucoup d’excellentes descriptions, confessionnelles ou non, je pense particulièrement aux travaux de Guillaume Cuchet (Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, 2018) ou de Jérôme Fourquet (L’archipel français, Paris, 2019), qui consacre un premier chapitre à l’effondrement du catholicisme). Je note que cet effondrement avait été annoncé par Charles Péguy, mort en 1914, et par Georges Bernanos, mort en 1948. La condition nouvelle de la foi catholique dans le monde moderne a aussi été décrite et analysée par saint John-Henry Newman (1801-1870) et par Gilbert-Keith Chesterton (1874-1936). Ou plutôt ces écrivains en donnent la raison proprement théologique, à savoir une ignorance grandissante de l’événement chrétien. Quant aux conséquences, je n’ai pas besoin d’y revenir, puisque notre ministère de prêtres se déploie dans ce contexte bien particulier et assez nouveau (« nos misères ne sont plus chrétiennes ! », pour reprendre l’expression de Charles Péguy).

Communautés nouvelles comme réponse à la crise…

Dans ce contexte, il nous a été cependant annoncé le printemps de l’Église, comme une nouvelle Pentecôte. Reconnaissons que les communautés nouvelles (beaucoup d’origine charismatique, mais pas toutes) ont permis à de nombreux catholiques, prêtres et fidèles, de trouver une réponse existentielle à la radicalité antichrétienne de la modernité puis de la postmodernité : le refus d’hériter, le meurtre du père, l’illusion que chacun doit construire son identité et non plus la recevoir (favorisant l’émergence de nouvelles générations sinistres de dépressifs festifs), la nécessité d’élaborer seul un projet de vie sans matériaux ni modèles (le héros et le saint d’après Bergson), mais en totale dépendance des phénomènes de mode, avec, chez certains progressistes catholiques, la mise en demeure d’adapter le christianisme en vue de son amélioration (autant vouloir améliorer le nord magnétique, disait encore Péguy)… Dans ce contexte, les communautés nouvelles ont constitué une planche de salut par un double aspect : la contestation prophétique et spirituelle (face à un prophétisme contestataire et politique de la gauche chrétienne), donc identitaire et un exemple de paternité offerte à une génération sans père (et sans repère !). Il y avait aussi la reproduction d’un modèle bien connu dans l’Église : l’apparition de nouvelles familles religieuses autour d’un fondateur porteur pour l’Église d’un charisme, d’une grâce gratis data, une nouvelle manière de vivre l’Évangile qui attire, rassemble et constitue une nouvelle famille religieuse qui regroupe de nombreux baptisés avec différents degrés d’engagements Ces nouvelles communautés, ont adopté pour certaines une forme d’organisation originale avec une vie fraternelle menée par différents états de vie (hommes et femmes, familles et célibataires…). Fondées pour la plupart par des laïcs, elles se réclamaient du Concile (ce qui est douteux, puisque le Concile a plutôt canonisé le modèle de l’Action catholique, non celui de laïcs vivant comme des moines…). Ajoutons un attachement affirmé à la personne du Saint-Père, une dimension mariale explicite, une vie communautaire et apostolique centrée sur la liturgie (de préférence orientale…) et une contestation forte de la sécularisation.

… mais crise des communautés nouvelles

Comment expliquer la crise que toutes connaissent aujourd’hui ? Ces déviances qu’elles ont engendrées et favorisées sont aujourd’hui bien connues : référence unique au « Père » (le fondateur restant souvent trop longtemps le supérieur), sentiment entretenu que face à la crise on représente l’Église dans son expression la plus pure, alors que l’on n’est qu’une communauté ecclésiale, certitude de constituer la petite phalange des saints des derniers temps et d’offrir une synthèse du meilleur de la tradition spirituelle de la chrétienté, confusion entre le for interne et le for externe…

Du coté des fondateurs, et dans la doctrine enseignée et communiquée, on trouve généralement ce que j’appelle un « néo-quiétisme » : les expériences fortes spirituelles, la certitude d’être l’instrument de Dieu pour établir dans l’Église une nouvelle voie surnaturelle, la fascination pour la toute-puissance que l’on exerce sur les membres, via l’observation des conseils évangéliques (pourtant l’objet de simples promesses ou de vœux privés…) dont on régule soi-même l’application, l’adulation dont on fait l’objet… vous poussent petit à petit à excuser voire à légitimer un comportement contraire au 6e et au 9e commandement. Le phénomène de l’emprise semble alors autoriser des agissements délictueux voire criminels.

Il faut aussi évoquer la responsabilité propre des membres de ces communautés : une confiance dévoyée, un subjectivisme dominant et une affectivité envahissante, l’oubli de la dimension objective et normée des règles de développement d’une vie spirituelle authentique, l’ignorance enfin de la tradition de l’Église, de sa doctrine comme de sa spiritualité, au profit d’une gnose à la fois élitiste et immorale… Difficulté à prendre ses distances par rapport à quelqu’un qui semble avoir été auprès de vous l’instrument de Dieu pour la conversion, pour une expérience spirituelle forte, un réveil ou une rencontre déterminante… Refus de voir chez son maître des défauts ou des limites. Or c’est là par rapport à une personne ou par rapport à une communauté un point de passage obligé : la déception, moment essentiel pour ne choisir que Dieu seul, pour ne vivre que pour Dieu seul. Cela entre dans le cadre plus général des purifications actives et passives de toute vocation à une authentique vie spirituelle et théologale. Citons le témoignage d’un religieux membre d’une fondation récente à propos de son fondateur : « C’était vraiment très beau mais je regardais un film dans lequel je n’étais pas présent, en tant que personne qui s’interrogeait. En quoi cela m’invitait-il à la conversion ? Comme jeunes religieux, nous n’avions pas le mode d’emploi pour savoir comment faire ensuite, avec la complexité de nos vies personnelles […] Ces fondateurs ont éveillé quelque chose de profond du point de vue de la foi mais ils n’ont pas été capables d’accompagner leurs disciples et de leur donner les moyens de la vivre par eux-mêmes, de vivre l’expérience spirituelle de la nuit, que traverse tout religieux à un moment de sa vie, car eux-mêmes n’étaient pas construits » (Hoyeau, p. 174-175).

Il y a enfin la responsabilité des pasteurs de l’Église, garants de la rectitude doctrinale et de la fidélité de leurs diocésains à la Tradition. On doit constater un manque de clairvoyance d’abord dans le refus puis dans l’instrumentalisation de ces communautés, toujours à cause de ce manque d’enracinement dans la Tradition et d’une claire intelligence de l’identité catholique, même si on peut comprendre la nécessité pour eux d’accueillir ces nouvelles vocations fournissant quelques forces vives pour les tâches du ministère compensant en petite partie l’érosion du clergé diocésain et des communautés religieuses plus anciennes et qui constituaient aussi comme le dernier rempart, la chance ultime de ne pas avoir à reconnaître l’existence, la fécondité, la pérennité d’un autre courant doctrinal et spirituel dans l’Église, à savoir la mouvance Ecclesia Dei ou Summorum Pontificum.

Le renouveau par la tradition

C’est ici que la liturgie traditionnelle peut représenter, avec tout ce qui la constitue, une chance de renouveau pour ces communautés, comme pour toute l’Église. La vie de l’Église repose sur un triptyque : la liturgie, le catéchisme, la mission. Même si la réalisation de ce programme pastoral et spirituel semble pour l’instant légèrement entravée, nous gardons notre liberté de contestation prophétique puisque la légitimité de ce que nous sommes et de ce que nous représentons est incontestable et qu’il existe dans l’Église un droit à la critique constructive, à partir du moment où aucune vérité révélée et enseignée infailliblement par le Magistère n’est contestée… Dans ce contexte, il n’y a pas de spiritualité « tradie » mais seulement un droit et une nécessité vitale de défendre un patrimoine spirituel qui appartient à toute l’Église. De plus, s’il y a une pluralité de spiritualités dans l’Église, la liturgie est la spiritualité de l’Église, D’où l’importance d’une liturgie de référence, une missa normativa que constitue ce que nous appelions naguère la forme extraordinaire du rite romain, qui est la garantie de l’orthodoxie. Le caractère « objectif » de la liturgie tridentine (cf. Claude Barthe, Histoire du missel tridentin et de ses origines, Versailles, 2016) et le fait qu’elle soit le fruit d’un développement homogène à travers l’histoire, tout en préservant le continuum vital avec les Pères de l’Église et les temps apostoliques, préservent les pasteurs et les fidèles de toutes les dérives dont nous venons de parler. Cet attachement doctrinal et missionnaire a toute sa place dans la nouvelle évangélisation, à moins que l’on veuille éliminer un groupe de fidèles, non en raison de ce qu’il croit ou de ce qu’il fait, mais en raison de ce qu’il est. Le cléricalisme n’est rien d’autre que le dévoiement de l’authentique paternité spirituelle que doivent exercer les prêtres dans l’Église au profit des fidèles : Le rôle du père est d’introduire son fils dans la réalité, dans l’ordre objectif des choses, lui permettant de faire sien de manière subjective, de s’approprier pour se construire, l’ordo sapientiae et amoris de la Révélation chrétienne. Pour le fils, le père n’est pas une toute-puissance mais bien le serviteur de ce qui est plus grand que lui, réalité que le fils est appelé à son tour à aimer et à servir pour être libre. Or la liturgie traditionnelle prédispose et conduit à cette attitude spirituelle de pauvreté et de service par son hiératisme, son objectivité, sa pérennité. Le prêtre qui célèbre disparaît littéralement par l’orientation de l’action liturgique et le silence.

Voilà pourquoi la liturgie traditionnelle peut être pour ces communautés un gage de renouveau, de redressement, de réforme. En empruntant ce chemin, avec toute l’affection filiale dont elles sont capables, elles manifesteront aux yeux de nos pasteurs leur liberté dans l’Esprit en adoptant le plus sûr moyen de conversion er de générosité missionnaire. Le pape François a affirmé à ses confrères jésuites slovaques le 12 septembre dernier qu’il ne fallait pas avoir peur de la liberté dans l’Église. A nous, et à ces communautés, de lui montrer la nécessité de rompre avec toutes ces mesures restrictives et paralysantes !

Fr. Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé sjm