24/06/2023

Deux missels : ne pas escamoter le fond du débat

Par l'abbé Claude Barthe

Les analyses fort intéressantes de Jean Bernard, collaborateur de La Nef, dans La Croix du 6 juin 2023, « Le pèlerinage de Chartres est devenu le symbole d’un mouvement de fond », s’achèvent sur une manifestation de ce réflexe, à notre avis fâcheux, visant en quelque sorte à circonscrire tout incendie qui risquerait de mettre en péril l’ordre établi, conciliaire en l’espèce.

Il est clair que l’intérêt des médias catholiques officiels et les autres médias, y compris télévisés, pour le succès du récent pèlerinage de Pentecôte à Chartres organisé par ND de Chrétienté, montre une prise de conscience (très tardive) d’une situation depuis longtemps évidente : alors que l’institution ecclésiale, en France spécialement, est exsangue, un ensemble de conservateurs (au sens que Yann Raison du Cleuziou donne à ce terme : catholiques qui conservent et continuent à transmettre), comme la Communauté Saint-Martin, la Communauté de l’Emmanuel, et le plus que jamais vivant, progressant et missionnaire monde traditionnel, montrant une résistance étonnante.

Ce dernier, bien plus nettement que les autres, s’est constitué et a progressé contre un appareil ecclésiastique qui tout fait pour le réduire, non seulement dans le domaine de la liturgie anté-conciliaire, mais aussi du catéchisme, des écoles catholiques. De manière très paradoxale, invoquant l’instinct de la foi pour assurer une transmission, un monde tridentin s’est affranchi pour une part de cadres ecclésiastiques qui gardaient une forme centralisatrice et autoritaire plus que jamais tridentine, mais comme une coquille vide d’où avait été évacuée la substance tridentine, et même grégorienne (de la réforme grégorienne), celle, pour faire bref, l’idéal de chrétienté. Et si Rome a accordé en 1984, 1988, en 2007 surtout, des reconnaissances officielles d’existence à ce monde traditionnel, via la liturgie qu’il avait conservée, c’est, il faut bien le dire, au terme d’un rapport de forces toujours plus favorable, grâce à l’intelligence de Joseph Ratzinger qui s’est en somme accordé à la résilience, comme on dit aujourd’hui, de Marcel Lefebvre.

Le succès de Chartres, entre autres, montre que la tentative par Traditionis custodes de reprendre ce qui avait été accordé, et qui avait permis une nouvelle progression de la liturgie, traditionnelle, a échoué. C’est désormais un fait acquis, insiste à juste titre Jean Bernard en appuyant sur ce qui fait mal : « La question n’est donc plus de savoir si et quand la messe traditionnelle sera définitivement remplacée par le missel de 1969. Comme l’ont confirmé avec clarté les résultats du sondage commandé par La Croix relatif aux orientations des jeunes catholiques de France, non seulement la messe traditionnelle ne va pas disparaître mais tout porte à croire qu’elle va continuer à croître, en terme absolu mais surtout en terme relatif, compte tenu de l’attrition progressive d’un certain nombre de paroisses de rite ordinaire. »

Et, se mettant en quelque sorte dans la tête de Rome et des évêques, il relève les deux défis de cette vague de fond que le pèlerinage de Chartres symbolise, celui de l’unité des fidèles et celui de la postérité du concile Vatican II en matière liturgique.

Pour l’unité : l’idée force de Traditionis custodes a été, dit-il justement, d’isoler les fidèles traditionnels des paroisses, et ils sont devenus, comme c’est logique, encore plus ingérables puisqu’on se refusait de les gérer. Qui plus est, cette politique a fait encore baisser le nombre d’entrées dans les séminaires (et, on oublie de le dire, les rentrées du denier du culte) et a provoqué au contraire un recrutement plus important dans toutes les communautés traditionnelles. « L’urgence commande donc, à rebours de l’orientation adoptée par Rome, de ramener la messe traditionnelle dans le giron des diocèses et de permettre à nouveau largement sa célébration par les prêtres diocésains, concurremment avec les prêtres des instituts traditionalistes. » C’est parler d’or. Jean Bernard pourrait ajouter que cela dynamisera plus encore le succès de la liturgie traditionnelle et « tout ce qui va avec », selon l’expression de Mgr Brouwet, formation théologique des séminaristes, catéchisme des enfants.

Sur quoi notre analyse diffère de celle du chroniqueur de La Nef : la croissance et l’« intégration » dans les cadres officiels de la liturgie traditionnelle préparera, au terme sans doute de bien des crises et conflits, une restauration de l’unité perdue, mais pas au bénéfice de la nouvelle ecclésiologie. Reprendre la politique de Summorum Pontificum, forcément sur une plus grande échelle, ce sera, bon gré mal gré, réinstaller la doctrine d’avant avec la liturgie d’avant. D’ailleurs, si le motu proprio Traditionis custodes s’avère être un échec pratique, il partait d’un constat très juste : l’ancienne lex orandi correspond à une ancienne lex credendi, et inversement la nouvelle lex orandi…

De sorte que la conclusion de Jean Bernard qui propose gentiment de réformer un tantinet le missel tridentin (adopter le lectionnaire de Paul VI et faire chanter le Pater par les fidèles) pour que, symboliquement, tout en restant tridentin, il reçoive « les inspirations de Vatican II, de sorte qu’il ne pourrait plus lui être reproché d’ignorer ce dernier concile », escamote le fond du débat ouvert depuis la première expression de non-réception du missel nouveau qu’a été le Bref Examen critique signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci : ce missel nouveau contient, au minimum, des omissions ou des édulcorations extrêmement dommageables concernant la doctrine du sacrifice de la messe, de l’adoration de la présence réelle, de la spécificité du sacerdoce hiérarchique. S’il y a donc un missel à réformer – peut-être progressivement par un processus intelligent de « réforme de la réforme » – c’est évidemment le missel nouveau.

C’est cela qu’il faut entendre dans le mouvement de fond dont le pèlerinage de Chartres est le symbole. Mais ni du pèlerinage, ni de la liturgie tridentine qui en est la spécificité, il ne faut éteindre l’esprit.

Abbé Claude Barthe

(Article paru dans L’Homme nouveau, le juin 2023, ici reproduit avec l’aimable autorisation de L’Homme nouveau)