Ces évêques qui manquent cruellement
C’est au philosophe Emmanuel Kant que l’on doit un court essai, fort brillant du reste, dont le titre mis en objet n’est lumineux qu’après un certain éclairage. La grandeur, ça parle. C’est un titre épiscopal, c’est le logo d’une voiture de luxe, c’est une vertu royale. En langage platonicien, c’est l’incarnation du Beau, du Bien et du Bon se révélant comme Vérité à ceux qui ont des yeux pour voir, et un esprit pour percevoir. Mais la grandeur négative, c’est quoi?
Si elle est incarnée, la grandeur doit pouvoir se mesurer. L’intuition de la grandeur n’est qu’une saisie furtive, il faut l’argumenter. Il faut la chiffrer. A titre d’exemple, un grand sportif n’est tel qu’au regard objectif de performances chiffrées. Si ces dernières se raréfient, la grandeur de ce sportif n’a plus d’actualité. Elle n’est pas pour autant devenue « négative ».
Une grandeur négative, c’est la mesure de ce qui manque. Ce n’est pas simplement du vide, de l’absence, une case non cochée dans un inventaire. Une grandeur négative, c’est ce qui fait grandement défaut. On quitte une algèbre sans émotion, pour aborder une réalité humaine qui dévitalise l’individu, fragilise le groupe, étouffe la vie collective. Une grandeur négative, c’est, en pâte humaine, un manque qui fait souffrir. Le manque du toxicomane en est, à l’échelle du sujet souffrant, l’illustration la plus évidente. Le manque parental de l’orphelin n’est jamais totalement compensé. Et les lacunes d’un parent vivant doivent pouvoir être pensées, pour ne pas être transmises.
Étendons la réflexion à notre triste Église de France. Consultons Golias, et son expertise en amertume : « En rédigeant les portraits du personnel épiscopal français pour cette cuvée [2022/2023 sous-titrée “Désenchantée”] du Trombinoscope, plus d’une fois nous nous sommes posé la question : y a-t-il un évêque français dans la salle? » Dès 2014, en plein synode sur la famille, Gino Hoël, l’une des plumes-phares de Golias, s’interrogeait : mais où sont passés les évêques de France? En 2016, la même question demeurait sans réponse. A qui était censée s’adresser l’expression de cette doléance dès 2014, qu’une petite décennie de mutisme épiscopal ne fait qu’aggraver ? Le fonds de commerce de Golias, épingler ses têtes de turc mitrées, a besoin de grain à moudre. Il faut bien vivre.
Composer un faux numéro de téléphone a longtemps produit une information : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé. » De nos jours, c’est plus ambigu : « Votre appel ne peut aboutir. » C’est, en somme, la fin de non-recevoir servie à Golias, et par extension logique à tous ceux qui partageraient le même questionnement, sans pour autant manger la soupe avec eux. En termes de communication, les évêques français, à supposer qu’ils existassent de façon hypostatique, ne se laissent pas apostropher, Grandeur oblige. C’est leur côté Windsor : never complain, never explain. Ne jamais se plaindre ; ne jamais se justifier. Mais Nos Grandeurs s’abaissent, car ils ont la trésorerie en berne et le font savoir. La faillite menace. En l’absence de bras séculier, ils ne peuvent lever l’impôt. Toutefois, la réciprocité aristotélicienne pallierait si tant est que l’amicale philia fût perçue, la mission remplie, la foi partagée.
La mort apparente de l’épiscopat français ne fait-elle pas l’affaire de Golias ? Certes, les lieux de pouvoir sont occupés, et rien ne bouge. La révolution n’a pas besoin de savants, soit, mais elle manque de bras. Pire, les bonnes places entretiennent, voire avivent, le goût des bonnes places. Le statu quo fige, donc droitise, et la droitisation conserve. Bigre ! Mais Golias ne devrait pas se lamenter. Car la dévitalisation mortifère de l’Église détruit les diocèses, et aboutit à rendre invisible la Gloire de Dieu. Golias ignore-t-il que Gaudium et Spes annonçait le désengagement politique de l’Église. Ignorait-il l’enfouissement requis, pour la gloire du monde ? A moins que Golias nous refasse le coup des novateurs de Vatican II sur le mode « je n’ai pas voulu ça ! » pour se laver les mains de toute responsabilité.
De vrais évêques, dignes de ce nom, manquent cruellement aux vrais catholiques de l’Église qui est en France. Nos Grandeurs souillent le titre qu’elles portent, si l’on mesure l’élan qu’ils impriment, la Foi qu’ils proclament, les vocations qu’ils suscitent, leur zèle pour le Salut des âmes. Non pas individuellement et a priori, mais sous cet oripeau collectif qui les jugule et les astreint à une communion qui n’est qu’un masque de Procuste. Ce Titanic épiscopal qu’est la CEF ne met pas son espoir dans le Seigneur, mais dans l’entropie républicaine. Ceux que Lumen Gentium (18/27) encense comme jamais, hérauts de la foi, docteurs authentiques (25) puis « vicaires et délégués du Christ » (27), excusez du peu, préfèrent la planque de la Caverne. Quelle pitié !
La grandeur négative, c’est la mesure de ce qui fait cruellement défaut. Ce n’est pas une simple absence de bien, c’est un obstacle tenace à l’émergence du Bien. Golias rêve de forger un « personnel épiscopal » au service des plaintes horizontales, d’être le mentor d’évêques « Télémaque », cherchant confusément l’extinction du paupérisme, et parallèlement l’éreintement des vitalités catholiques. Voilà nos Ordinaires exsangues de ce porte-à-faux permanent, et Golias feint de s’en irriter en déniant sa paternité sauvage dans ce gâchis. Ce qui soulage un catholique responsable, c’est que cet ectoplasme de hiérarchie ecclésiale rendra des comptes devant Dieu du sabordage auquel elle a consenti. Veuille Notre-Seigneur nous donner de vraies Grandeurs positives, fières de leur vertu cardinale de force notamment, et capables de distinguer les vrais amis de Jésus de ses bourreaux.
Philippe de Labriolle