01/04/2019

L’Église a-t-elle renoncé au droit de juger ?

Par l'abbé Alexis Campo

C’est dans une atmosphère délétère concernant le droit propre à l’Église dans sa procédure canonique, que Maître Claire Quétand-Finet, spécialiste du droit de la famille, a réagi salutairement dans une tribune du quotidien La Croix du 14janvier 2019 : « L’urgence d’une véritable procédure pénale ecclésiale » (1).

Des faits qui interrogent

Octobre 2018. Après Rouen, Orléans est sous le choc du suicide d’un jeune prêtre de 38 ans : il était suspecté de comportement inadéquat envers des mineurs. Une enquête préliminaire en droit français était ouverte après signalement auprès du Procureur de la République par les responsables ecclésiastiques, et sans aucune enquête administrative pouvant déboucher sur un procès canonique. Rien. Le recours immédiat à la justice étatique est devenu monnaie courante dans l’Église de France. C’est même une recommandation pressante faite à tel Père Abbé par un canoniste de la CORREF (Conférence des Religieux et Religieuses de France). Au point qu’un Procureur de la République s’est récemment ému en constatant que l’évêque de sa circonscription a jeté en pâture aux médias un de ses prêtres sans avoir procédé à un minimum de vérification canonique en amont : la présomption d’innocence et les droits de la défense sont deux principes fondamentaux qui semblent échapper à un certain nombre d’évêques ou de supérieurs d’instituts religieux (le canon 220 régulant la bonne réputation aussi).
Dans la même ligne, la Conférence des Évêques de France de l’avenue de Breteuil, à Paris, confie à un haut-fonctionnaire, ancien secrétaire général du gouvernement puis Vice-Président honoraire du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, la présidence de la Commission indépendante d’enquête sur les abus sexuels dans l’Église (CIADE) qui rendra ses conclusions en 2021 dans un rapport public. Sauvé s’érige déjà en juge de l’Église et dit dans un entretien pour le Journal du Dimanche que la pédophilie dans l’Église pourrait être systémique, c’est-à-dire qu’elle l’affecte dans toutes ses ramifications.
Par ailleurs, il est notable que les procédures en nullité de mariage dans les Officialités françaises (Tribunaux des Églises particulières diocésaines) exigent en général une procédure de divorce civil préalable, ce qui est un indicateur parmi d’autres lorsque le droit français est en tension avec le droit canonique (autorité parentale pour les baptêmes, mariage civil avant le mariage à l’église, qu’il soit sacramentel ou simplement naturel). Notons enfin que la notion de délit est plus étendue en droit canonique (avortement, violation dus ecret de la confession, profanation, etc.).

Les rappels de Mgr Minnerath

Comment des représentants de la hiérarchie de l’Église catholique de France en sont-ils arrivés à méconnaître à ce point ce qui est fondé sur la souveraineté (on parlait de plenitudo postestatis) de l’Église universelle ? Bien des Ordinaires ne savent plus, ce que rappelle Mgr Minnerath, évêque de Dijon et éminent canoniste, à savoir que « l’Église n’a jamais hésité à se définir aussi comme une société, parce que, extérieurement, elle en a tous les caractères » (Roland Minnerath, L’Église catholique face aux États, Paris, Cerf, 2012, p.125).
Les droits et prérogatives dont se prévaut l’Église catholique ne sont pas des concessions de l’État : les droits qui lui reviennent constituent un ordre juridique autonome. L’Église est libre et indépendante de tout pouvoir politique pour assurer son organisation interne. C’est ce qu’elle fait en se dotant d’un corpus législatif propre avec les droits et prérogatives dont elle jouit de par la loi divine et les dispositions du droit canonique, dans la plus pure ligne de la réforme grégorienne. Les prescriptions de son système juridique sont soustraites à la souveraineté de la société civile : l’Église possède une souveraineté propre et sa législation canonique est indépendante de la législation civile. Le droit de l’Église ne dérive donc en aucune façon du droit de l’État ni de l’ordre temporel. « Le corps des lois divines et ecclésiastiques qui forment le droit canonique est en soi un système législatif complet […]. L’autonomie du pouvoir de juridiction ecclésiastique se fonde sur le pouvoir qu’a l’Église de se donner son propre corps de lois » (ibid., pp. 129-130).
L’Italie démocrate chrétienne formulera avec précision le statut juridique de l’Église catholique dans l’article 7 de sa constitution de 1947 : « L’État et l’Église sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains ». La souveraineté n’est pas exclusivement le propre des États territorialement organisés, mais « de tout système de droit qui ne dérive pas son existence d’un autre système de droit ». C’est pourquoi il est appelé « primaire » ou encore « originaire ». Il est intéressant de noter que Mgr Minnerath précise que « la doctrine officielle des deux sociétés parfaites ne se comprend que si l’une est subordonnée à l’autre, en raison de la moindre perfection de ses fins » (ibid., p.137). Le concordat de 1887 avec la Colombie (en vigueur jusqu’en 1936) est un exposé complet du statut d’ordre juridique primaire qui lui confère une personnalité juridique de nature universelle et transnationale. Ce concordat est un condensé de l’enseignement de Léon XIII sur l’Église « société parfaite »; il indiquait même que l’Église a aussi la capacité à poser des actes générateurs d’effets civils « en vertu d’un droit propre ».
Pourquoi tant de prélats français ignorent-ils ces fondements ? Le droit public ecclésiastique classique a tellement insisté sur l’extériorité de la nature de l’Église au XIXe siècle – dans un contexte d’ébranlement temporel – jusqu’à la veille du concile Vatican II (le cardinal Ottaviani dans ses Institutiones juris publici ecclesiastici, de 1960) qu’il en aurait étouffé une approche plus théologique, soulignait par exemple le Père Congar (Sainte Église, Cerf, 1963), favorable à une approche « sacramentelle » de l’Église. Le chapitre IX du schéma préparatoire à la constitution conciliaire sur l’Église (1962) fournit le dernier état de la doctrine classique et une excellente synthèse. Il en sonnait également le glas : la réaction anti-juridique conciliaire oppose l’ecclésiologie « sociétaire » d’avant le concile à l’ecclésiologie de « communion » qui annonce la « fin de la société parfaite ».

Appliquer tout simplement le droit canonique

L’indépendance de la législation canonique est battue en brèche ou tout simplement oubliée de nos jours. Bref, le droit canonique a mauvaise presse, surtout dans sa partie procédurale réduite à la caricature : arguties, juridisme étroit, amas d’exigences formelles, langage abscons où le latin règne en maître… Conséquence : les représentants de l’Église catholique de France renoncent à leur pleine liberté pour se soumettre au pouvoir civil pourtant incompétent. Il est symptomatique que la plupart des évêques et la Conférence des Évêques de France en viennent aujourd’hui – dans un contexte de repli sur la sphère privée individualiste – à rendre compte aux puissances humaines, on pourrait dire mondaines. Cette attitude d’imprégnation n’est-elle pas démissionnaire, une « soumission » dirait Houellebecq ?
« Que les évêques appliquent le droit canonique ! », écrit l’abbé Bernard du Puy-Montbrun, canoniste réputé, dans son article « Agressions sexuelles dans l’Église. Séisme et effacement du droit» (Smart Reading Press, 25 janvier 2019). Le rôle premier de l’évêque est de mener à bien l’enquête administrative préalable discrète selon les normes propres de l’Église (canon 1717) – à l’abri des pressions en tous genres. Cette enquête est destinée à vérifier, sans brusquer le temps, les éléments d’accusation ou de soupçon en amont d’un éventuel procès canonique selon la voie administrative ou la voie judiciaire, bien que l’évêque ne bénéficie pas de moyens d’investigation étendus. C’est le b.a ba pour respecter les droits fondamentaux des fidèles, clercs compris, et éviter ainsi l’arbitraire ou les situations au dénouement tragique.

Abbé Alexis Campo

1. Voir également Cyrille Dounot, « Scandales sexuels : la justice de l’Église est-elle devenue inopérante ? »