01/11/2018

Le Pape François et la « pastoralité » héritée de Vatican II

Par Rédacteur

Le P. Serafino M. Lanzetta, ancien membre des Franciscains de l’Immaculée, enseigne la théologie dogmatique à la Faculté de théologie de Lugano, en Suisse. Il est l’auteur d’un ouvrage fondamental, Il Vaticano II, un concilio pastorale. Ermeneutica delle dottrine conciliari, Vatican II, un concile pastoral. Herméneutique de la doctrine conciliaire (Cantagalli, 2016). Il a donné, lors du colloque organisé à Courtalain, par l’abbé Raffray, de l’Institut du Bon Pasteur, en juin 2018, une intervention sur « La nature Pastorale sui generis du dernier concile, et ses implications pour la théologie ». Cette conférence sera publiée avec l’ensemble des Actes du Colloque, aux éditions Via Romana, en janvier 2019. Avec l’aimable autorisation des organisateurs, nous en publions ici deux extraits.

Père Serafino M. Lanzetta

L’élection de Jorge-Mario Bergoglio sur le trône pontifical revêt une signification importante du point de vue conciliaire et herméneutique, en référence exclusive au dernier concile. Non pas que le pape François cite les textes de Vatican II, ou qu’il en offre une herméneutique magistérielle, mais plutôt à cause d’une sorte de « lien symbolique » entre son pontificat et le dernier concile, lequel lien a été surtout mis en évidence par les différents interprètes du Pape.

Les murailles de l’Église abattues

L’une des références les plus importantes que François a faite au concile Vatican II, se trouve dans la bulle d’indiction du Jubilé de la Miséricorde, le 8 décembre 2015. La date choisie était particulièrement significative, puisqu’elle se reliait aux assises conciliaires, à 50 ans jour pour jour de leur clôture, et au thème de la miséricorde (comme cela est rappelé dans la bulle évoquée, par la citation que le pape fait du discours inaugural de Jean XXIII). Entre autres, François parle ainsi : « Ainsi, j’ouvrirai la Porte Sainte pour le cinquantième anniversaire de la conclusion du Concile œcuménique Vatican II. L’Église ressent le besoin de garder vivant cet événement. C’est pour elle que commençait alors une nouvelle étape de son histoire. Les Pères du Concile avaient perçu vivement, tel un souffle de l’Esprit, qu’il fallait parler de Dieu aux hommes de leur temps de façon plus compréhensible. Les murailles qui avaient trop longtemps enfermé l’Église comme dans une citadelle ayant été abattues, le temps était venu d’annoncer l’Évangile de façon renouvelée. Étape nouvelle pour l’évangélisation de toujours. » (1)
On sera certainement surpris par les expressions employées par François : personne ne s’attendrait à ce qu’un Pape fasse sienne l’image, adoptée par certains théologiens, d’une Église semblable à une « citadelle privilégiée » (ou fortifiée) dont les « remparts » auraient été abattus par le « vrai souffle de l’Esprit ». Comment l’Église primitive aurait-elle pu rester debout sans le souffle du Saint-Esprit ? En réalité ce que François ne dit pas, ou ce qu’il se contente de dire par allusions, certains théologiens nous l’ont expliqué, ceux qui voient dans le pape argentin la parfaite jonction (après la figure de Jean XXIII) entre l’événement conciliaire et ses exigences de réforme. Vatican II aurait inauguré une sorte de unfinished agenda, un programme jamais achevé, un « aggiornamento » perpétuel, qui de temps en temps serait exprimé ou réalisé par les paroles et les gestes de François. C’est sur cette ligne que se situe le récent ouvrage édité par Spadaro et Galli, qui offre une liste de propositions pour « la réforme de l’Église selon l’Esprit Saint et l’Évangile, dans la continuité du concile Vatican II, sous l’impulsion du pontificat de François. » (2)
Il faut aussi noter, en milieu anglophone, un récent essai de R. Gaillardetz sur Vatican II comme Unfinished Council : c’est la promesse d’une réforme que l’on ne peut pas arrêter(3). L’auteur, professeur de Théologie systématique au Boston College, est particulièrement fasciné par le magistère du pape François, exécution parfaite de l’agenda incomplet de Vatican II. Gaillardetz arrive à François de la façon suivante : 1) il est nécessaire de redécouvrir l’humilité de l’Église grâce à une théologie ecclésiologique non-compétitive dans laquelle l’Église fait un pas en arrière (par rapport à la vérité [4]) et se redécouvre comme n’étant plus une société parfaite. 2) Cela ne sera possible qu’en redonnant de l’espace à la théologie du Saint-Esprit. 3) et ainsi,le renouvellement pastoral sera notablement facilité. François est d’après lui l’exemple type de ce renouvellement, qui élargit la vision du Concile et en poursuit le projet d’édification encore inachevé, en particulier avec Evangelii Gaudium, qui se situe en parfaite continuité avec la vision missionnaire que Vatican II a instaurée d’une Église centrifuge. […]

Les dangers du pastoral décroché de la foi

Il est désormais indéniable que le « faire pastorale », cette insistance si forte portée sur la pastoralité de l’Église, a fini par jeter des ombres sur la doctrine de la foi, considérée comme quelque chose de statique, à la différence de la vie qui est mouvement dynamique. La doctrine est importante,mais comme un bon livre à archiver dans une bibliothèque poussiéreuse. Il est donc opportun de se demander de nouveau ce qu’est la « doctrine ». C’est l’enseignement (didaké) de Jésus, qui provient ultimement du Père qui est au ciel (cf. Jean 7, 16). C’est un « enseignement nouveau », étonnant, parce qu’il est revêtu de l’autorité de celui qui enseigne (cf. Marc 1, 27) ; c’est pour cela un enseignement définitif parce qu’il fait autorité (cf. aussi 2 Jean 1, 10). Cette didaké de Jésus est l’unique témoignage oral que nous avons du Fils, rapporté dans le sÉvangiles, et c’est révélation définitive du mystère de Dieu et de notre salut. Jésus n’a pas écrit l’Évangile, nous le savons bien, mais il l’a annoncé en enseignant sa doctrine. Nous voyons déjà ici une relation intime entre doctrine et vie, entre enseignement et salut : l’enseignement (oral) de Notre-Seigneur est tourné essentiellement vers la conversion des hommes au moyen de l’annonce de la vérité ; et vice-versa, le salut éternel est atteint au moyen de l’écoute de cette annonce – « fides ex auditu » (Rom 10, 17) – où la foi trouve son origine et donc aussi la charité. C’est donc dans la Tradition divine, cette unité d’annonce orale et de transmission orale puis écrite de la foi, que nous avons le recueil de la doctrine et de la vie chrétienne, de la foi et de la charité. Sans l’enseignement de Jésus, il n’y a pas de vie chrétienne. On peut donc dire qu’une pastorale profitable et mise à jour commence toujours par l’enseignement pur du Seigneur, transmis de manière ininterrompue par l’Église; en retour, la doctrine est nécessaire pour notre salut parce que, comme nous le disions, c’est elle qui éveille la foi. Par conséquent, doctrine et pastorale sont profondément liées entre elles et enracinées toutes deux sur la vérité et l’amour, de façon exactement circulaire : la doctrine sert l’action pastorale et la pastorale provient de la doctrine. La pastorale offre de précieux inputs pour que la doctrine soit approfondie et pour que l’on trouve une solution adéquate à un cas particulier, qui peut être de nature morale ou strictement dogmatique. Quant à la doctrine, elle éclaire de sa vérité les choix pastoraux. Personne ne penserait pourtant – si tant est que l’on pense de façon catholique dans l’optique de la foi – utiliser la pastorale pour trouver une solution morale adéquate à un cas particulier mais en net contraste avec la foi. C’est pourtant ce qu’il advient lorsqu’on fait du « discernement » – préconisé par Amoris Laetitia – une voie pour trouver une alternative pratique nouvelle, mais en contraste avec la foi, en vue d’admettre les divorcés remariés à la Sainte Communion. La pratique finira par changer la foi, si elle n’est pas déjà elle-même la profession d’une nouvelle foi. La pastorale ne peut pas être une alternative au dogme. Si elle l’était, elle ne serait plus une science pratique, mais elle deviendrait une théorie de la praxis. Le risque est que le pastoralisme à l’honneur de nos jours devienne toujours davantage une pure théorie de la praxis sociale.

Père Serafino M. Lanzetta

1. Pape François, Misericordiæ Vultus, Bulle d’indiction du Jubilé extraordinaire de la Miséricorde, 11 avril 2015, n.4, in AAS 5 (2015) 401.
2. A. Spadaro – C.M. Galli (a cura di), La riforma e le riforme nella Chiesa, Biblioteca di Teologica Contemporanea 177, Queriniana, Brescia 2016 – édition française Des chemins de réforme, Parole et Silence, 2018.
3. R.R. Gaillardetz, An Unfinished Council. Vatican II, Pope Francis, and the Renewal of Catholicism, Liturgical Press, Collegeville (Minnesota) 2015. L’auteur commence avec ces mots : « Le Concile Vatican II fut un événement sans parallèle dans l’histoire du catholicisme. Il faut aller jusqu’à la Réforme Protestante pour trouver un événement équiparable à l’impact qu’a eu Vatican II sur le catholicisme romain ».
4. Dans un article récent, Gaillardetz explique que « la doctrine de l’Église se pose comme une expression de notre foi nécessaire mais limitée – parfois totalement erronée, toujours imparfaite et, en ultime analyse, éclipsée par l’ineffable amour de Dieu », in The Tablet, 25 février 2017, p .6. C’est ainsi que naît l’alternative, toute post-moderne, entre vérité et charité. Nous avons dédié un essai à ce problème : S.M. Lanzetta, La porta della fede. Quando ragione e amore s’incontrano, Leonardo da Vinci, Roma 2017.