Les tribulations de la théologie morale
Un signe inquiétant de l’effritement des convictions et même des compétences du personnel théologique romain en matière de « morale de la vie » a été donné récemment, par une étonnante réponse du 10 décembre dernier de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à propos d’un cas d’hystérectomie (voir document et commentaire ci-après). Humanæ vitæ avait constitué en 1968 une sorte de miracle au sein d’une situation ecclésiastique où le libéralisme doctrinal semblait renverser toutes les digues. Paul VI trancha – après malheureusement quatre longues années de réflexion – contre l’avis de la majorité des membres de la commission qu’il avait instituée pour étudier le problème, en faveur de la continuité, en excluant comme contraire à la loi naturelle toute action qui se proposerait comme but ou moyen de rendre impossible la procréation.
Mais c’est surtout l’enseignement extrêmement ferme de Jean-Paul II en ce sens qui a permis le développement d’une sorte de monde Humanæ vitæ. Très spécifiquement, un enseignement moral s’est développé dans une série de textes, dont la rédaction a été supervisée par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi dirigée par le cardinal Ratzinger. Comme si, sous la banquise, coulait un filet d’eau qui continuait, explicitait et appliquait – avec des concessions au moins stylistiques à l’air du temps – le magistère moral de Pie XI et de Pie XII.
Exemplaire est à cet égard l’instruction Donum vitæ, du 22 février 1987, qui s’employait à donner des « réponses à quelques questions d’actualité », et écartait la possibilité morale de la fécondation artificielle, y compris « homologue » (c’est-à-dire entre époux), et l’insémination artificielle, y compris « homologue ».
L’encyclique Veritatis splendor du 6 août 1993, « sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église », a ensuite réalisé un important travail spéculatif, explicitant notamment le rappel de Donum vitæ sur la signification de la loi naturelle comme « ordre rationnel selon lequel l’homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier, à user et à disposer de son propre corps ».
La mise au point de ces documents n’a été possible que par le travail d’un ensemble d’intellectuels, à Rome (Universités du Latran, de Santa Croce) et en d’autres lieux (Espagne, France, Amérique), en même temps que leur publication stimulait une réflexion théologique en ce domaine. Jean-Paul II créa trois organismes, dans le but de donner audience et autorité à cette ligne morale « de la vie » : un Conseil pontifical pour la Famille, en 1981 (son président le plus marquant fut le cardinal canadien Édouard Gagnon) ; l’Institut pontifical Jean-Paul II d’études sur le Mariage et la Famille, en1981, dépendant de l’Université du Latran et ayant des antennes à Valence, à Washington, à Libourne, au Lichtenstein, etc., dirigé d’abord par Carlo Caffarra, futur cardinal ; et enfin l’Académie pontificale pour la Vie, dont le premier président fut le professeur Jérôme Lejeune.
À partir de 1986, Carlo Caffarra, aidé par le cardinal Gagnon, organisa, au-près de l’Institut Jean-Paul II, une série de Congrès internationaux à valeur de manifestes, qui constituèrent autant d’occasions pour les moralistes de cette famille d’esprit de se réunir à Rome, devant un parterre d’étudiants venant pour une large part de ce qui allait devenir l’Université Santa Croce et du mouvement Communione e Liberazione.
Ce monde de philosophes et moralistes (Caffarra, Angelo Scola, futur cardinal, le P. Ramon García de Haro, Mgr Fernando Ocáriz, Rocco Buttiglione, Stanislaw Grygiel, Servais Pinkaers, op, l’Autrichien Josef Seifert, l’Américain Germain Grisez, Mgr Livio Melina), était paradoxalement l’expression de l’enseignement pontifical en même temps qu’il était minoritaire au sein d’une théologie libérale, dont le noyau dur, en morale, se concentrait sur la revendication symbolique de la communion pour divorcés remariés et la critique d’Humanæ vitæ, qu’une cascade de notes et documents issus de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi n’enrayait nullement (comme la promulgation d’une Profession de foi et d’un Serment de fidélité, en 1989 et l’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien, de 1990).
Cette faiblesse politique peut expliquer certaines faiblesses intellectuelles de la morale pour la vie. D’une part, dans le but de « faire passer » la doctrine morale traditionnelle qu’elle défendait et appliquait à des problèmes nouveaux, certains de ces auteurs usaient d’une conceptualisation personnaliste qui rendait leurs thèses plus fragiles, imitant en cela Karol Wojtyla, qui réinterprétait la théologie du mariage avec sa théologie du corps, tout en parvenant, il est vrai, à défendre très fermement cette fin du mariage qu’est la procréation. D’autre part, il leur arrivait de manifester une volonté un peu naïve de refonder la morale à frais nouveaux, en écartant toute la tradition casuistique du XVIe siècle à saint Alphonse de Liguori, au nom d’un retour à saint Thomas, lequel pourtant, en bien des occasions, examine des « cas » et se réfère à des opinions d’autorités (sans parler du fait qu’historiquement, au XIXe siècle, la victoire de l’école romaine de morale identifiée à saint Alphonse, avait supplanté le rigorisme gallican, en faisant cause commune avec le néothomisme romain).
Toute cette œuvre de résistance morale fut renversée par la mise en œuvre du programme Martini par le pape Bergoglio, programme dont la première visée était de revenir sur le « rigorisme » du pape Wojtyla. Le verrou sauta avec Amoris lætitia, dont le principe de « miséricorde » est applicable à tous autres domaines brûlants de la morale. Cela, du coup, a déstabilisé profondément ces auteurs et professeurs de la morale pour la vie, leur marginalité est devenue dès lors officielle. Certains adoptèrent la nouvelle ligne (Buttiglione), d’autres tentèrent de l’interpréter le plus traditionnellement possible. Tous se retrouvèrent largement inaudibles. En quoi l’histoire ici se répète. Car ce qui arrive aujourd’hui à la théologie morale wojtylienne est arrivé, toutes choses égales, à l’ecclésiologie pacélienne, il y a un demi-siècle. Le personnel théologique qui avait participé à l’élaboration et à l’écriture du magistère ecclésiologique de Pie XII (Mystici Corporis, Humani generis, entre autres) a été écarté d’un coup par la théologie congardienne et rahnérienne, pour laquelle il y a de l’ecclésialité hors de l’Église. En effet déjà minoritaire sous Pie XII, et exposée à l’hostilité de la nouvelle théologie en toutes ses tendances, cette École romaine – Sébastien Tromp, le cardinal Ottaviani, le Père Gagnebet, op, Pietro Parente, Antonio Piolanti, recteur du Latran et directeur de la revue Divinitas, etc. – s’est trouvée déclassée et congédiée dès les premières heures du Concile.
Abbé Claude Barthe
Pour aller plus loin, consulter les billets :
– L’évaporation d’Humanæ vitæ
– Le document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Réponse à un doute sur la licéité de certains cas d’hystérectomie et notre commentaire