Le protocole entre le diocèse et le parquet de Paris : une capitulation ?
5 septembre 2019. Agitation dans le bocal ecclésiastique : le parquet du tribunal de grande instance de Paris, représenté par son procureur, Monsieur Rémy Heitz, et l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit, signent dans les locaux de l’archevêché un protocole – « historique » dit La Croix du 6 septembre 2019 – de transmission au parquet des signalements d’infractions sexuelles à la suite de dénonciations reçues par le diocèse de Paris, dès lors qu’elles paraissent « vraisemblables », même si la présumée victime n’a pas porté plainte. Le projet de ce protocole couvait dès décembre 2018, peu après l’entrée en fonction du nouveau procureur. Ce dernier en a précipité la signature pour avoir la primauté médiatique : un projet analogue circulait pour les diocèses de Grenoble, Valence et Gap.
Le document est concis, en trois pages. Il est conclu pour une durée d’un an ad experimentum. Il est composé de quatre articles : champ d’application, transmission du signalement, information sur les suites données au signalement, suivi. L’objectif du protocole est de créer « les conditions d’une relation de confiance dans la durée » entre les deux institutions. Un évêque auxiliaire, également vicaire général, « est plus particulièrement chargé par l’archevêque de Paris de coordonner les actions du diocèse » en la matière. Le procureur de la République adjoint en charge de la 1re division du parquet est l’autre interlocuteur. Le but est de faciliter le signalement – en mettant plus de professionnalisme – non seulement lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit (au sens du droit pénal français) mais de toute infraction sexuelle, sans prévenir dans l’immédiat le mis en cause (il n’y a pas d’obligation de mesures conservatoires préalables). C’est une contrainte pour le diocèse de Paris puisque le protocole va au-delà de ce que le droit exige ; en contrepartie le parquet s’est engagé à traiter les signalements rapidement et à donner des éléments de réponse : le diocèse n’a pas accès au dossier mais il est informé du résultat de l’enquête (« dans la quasi-totalité des affaires c’est classé sans suite », précise une personne proche de l’accord).
Le secret de confession sous la pression des juges
Le document contient une seule note, qui renvoie à une circulaire du ministère de la Justice du 11 septembre 2004 relative au secret professionnel des ministres du culte et aux perquisitions et saisies dans les lieux de culte (1). L’abbé Bernard du Puy-Montbrun, qui a procédé à une critique textuelle du protocole (2), considère que l’interprétation donnée à cette circulaire dans le protocole passe outre le secret professionnel et condamne pour non-dénonciation de faits connus. Pourtant, précise-t-il, la jurisprudence de la Cour de cassation oblige non pas à dénoncer mais à signaler une agression (dire les faits incriminés sans révéler leur auteur éventuel [3]). Le protocole ignore cet arrêt. Le secret de la confession, malgré la pression des juges (4), reste absolu et inviolable, comme le rappelle la Pénitencerie apostolique (5).
Renonciation à l’enquête préalable canonique
Le diocèse de Paris donne le « la » aux autres diocèses ; par exemple le diocèse de Lyon appliquerait les mêmes principes sans signer de protocole ; les évêques de Gap, Grenoble et Valence ont signé, vendredi 22 novembre 2019, un protocole avec le procureur général de la cour d’appel de Grenoble ; d’autres diocèses souhaiteraient emboîter le pas, mais le procureur local ne daigne pas répondre à leurs sollicitations.
Concrètement, le diocèse de Paris renonce au droit propre de l’Église, c’est-à-dire à mener l’enquête préalable en droit canonique selon le canon 1717 du Code de 1983. Ce canon et sa mise en œuvre sont sans doute méconnus malgré les rappels des instances canoniques. Mgr Aupetit estime que « nous n’avons pas les moyens de la police pour enquêter », ce qui est en partie faux : les bons canonistes de terrain savent bien que les enquêtes préalables qu’ils mènent – « avant d’informer » les autorités administratives (saisine de la Cellule départementale de recueil de traitement et d’évaluation,CRIP) ou judiciaires (saisine du procureur) [6] – permettent de vérifier en profondeur la vraisemblance des faits dénoncés, en se gardant bien de se prononcer sur la culpabilité du suspect, appréciation réservée au procès pénal, le mis en cause pouvant être assisté d’un canoniste. « Cette recherche doit rester confidentielle et ne pas compromettre la réputation des personnes concernées [canon 220] » (7). En cela les canonistes de terrain suivent les directives de la Conférence des évêques de France… Le pape François rappelle aux évêques le respect de la présomption d’innocence (8).
Il est vrai que, par réflexe antijuridique, certains évêques et leur « staff » sont tentés de court-circuiter, dans l’affolement du moment dicté par la peur des médias, le vicaire judiciaire ou le chancelier. Ces derniers tentent parfois de redresser la barre après coup, tant bien que mal. D’autres sont enclins à préférer le protocole parisien plutôt que de sombrer dans un amateurisme qui frise le ridicule. Deux procureurs à la retraite depuis peu nous ont confié que les évêques sont bien naïfs en se fiant aux parquets. Il est vrai également qu’il n’est pas de la compétence des instances canoniques, au stade de l’enquête préalable, d’apprécier si les faits sont prescrits en droit français, le calcul étant en outre passablement complexe ; mais la question en droit ecclésiastique n’est soulevée qu’après que l’enquête canonique a conclu – ou non – à la vraisemblance des faits. Dans certains cas, la congrégation pour la Doctrine de la Foi peut lever la prescription et demander un procès pénal canonique selon la voie administrative ou judiciaire.
Le droit inné et propre de l’Église
Ce protocole révèle que « l’Église qui est en France » renonce à son droit inné et propre pour se soumettre au César du moment. Car le canon 1311 du code de droit canonique énonce ce principe fondamental : « L’Église a le droit inné et propre de contraindre par des sanctions pénales les fidèles délinquants ». Ce canon, préambule du livre VI du code de 1983 consacré au droit pénal de l’Église catholique (9), a été analysé par le doyen émérite de la faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Toulouse, Étienne Richer, dans son livre La lumière montre les ombres. Crise d’efficience et fondements du droit pénal de l’Église (10). Ce canon est donc fondamental. Cette affirmation de principe est très proche, dans sa formulation, du canon 2214 §1 du code de 1917 : « L’Église a le droit inné, propre et indépendant de toute autorité humaine, de contraindre ses sujets délinquants de peines soit spirituelles, soit même temporelles ».
L’exégèse de ce canon renvoie au fondement doctrinal commun de l’Église société parfaite. L’encyclique Immortale Dei du pape Léon XIII est une reprise par le magistère pontifical de la théorie de la societas perfecta (11) en droit public ecclésiastique qui a irrigué la doctrine pénale canonique antérieure à la codification pio-bénédictine (DS 3167). Le code de 1917 ne fait cependant aucune mention expresse de l’Église comme « societas perfecta » ; en revanche la constitution apostolique de promulgation utilise l’expression.
Le pouvoir pénal de l’Église y est « inné » (nativum) : cet adjectif souligne que ce pouvoir est depuis l’origine de l’Église, ex sua origine. Ce pouvoir est « propre » (proprium), inhérent à sa nature, c’est-à-dire ni vicaire, ni délégué, ni concédé par une autre autorité (12). Enfin, il est « indépendant » de toute autorité humaine. L’Église possède donc ce pouvoir autonome et libre et l’exerce indépendamment de l’État. Il faut ajouter que certains délits sont spécifiques à la vie de l’Église comme la plupart des delicta graviora, par exemple la violation du sceau sacramentel, la captation et la divulgation d’une confession sacramentelle, la profanation des espèces sacrées. Tous ces délits très graves ne sont pas reconnus par les juridictions séculières.
Le protocole du 5 septembre 2019 est-il une capitulation ?
Par cet acte, l’Église est réduite à une simple association dans le paysage français (les associations diocésaines sont les cultuelles de l’Église catholique romaine issues du modus vivendi de 1923). L’Église (universelle) qui est en France devient l’Église de France, selon des traditions gallicanes bien ancrées. Pour Emmanuel de Valicourt, chargé de cours à la Faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Paris, l’acquiescement des autorités ecclésiastiques au statut du droit commun associatif se fait : « dans un grand souci d’imitation de la norme civile, animé par un positivisme sec » (13). Ces autorités ont intériorisé les systèmes juridiques actuels de séparation en vis-à-vis et consentent au « mode de fonctionnement sécularisé, essentiellement positiviste, afin de faciliter le rapport de l’Église à l’État » (14). Le processus de laïcisation molle de ce raisonnement juridique est-il arrivé à son terme ? Ou bien le protocole est-il simplement un nouvel acte d’une capitulation qui n’en finit pas ?
1. Circulaire relative au secret professionnel des ministres du culte et aux perquisitions et saisies dans les lieux de culte, Bulletin officiel du Ministère de la Justice, n° 95, 1er juillet-30 septembre 2004, CRIM 2004-10 E1/11-09-2004 NOR : JUSD0430163C.
2. « Protocole entre le diocèse de Paris et le parquet : la peur est mauvaise conseillère », 27 septembre 2019, La revue Liberté politique publie dans son numéro 83 de décembre 2019 une version actualisée.
3. Cass. Crim. 27 février 2001, (n° 00-84-523), Bull. crim. N° 48.
4. Le 23 mai 2014 une décision de la Cour suprême de l’État de Louisiane a considéré qu’un prêtre peut être contraint de révéler ce qui lui a été confié dans le cadre d’une confession lorsqu’il s’agit de sévices sexuels.
5. Note de la Pénitencerie apostolique sur l’importance du for interne et l’inviolabilité du sceau sacramentel, 29 juin 2019.
Le 7 juin 2018 le Territoire de la capitale australienne Canberra a voté l’obligation pour les prêtres de dénoncer tout abus sexuel commis sur mineurs dont ils auraient connaissance, notamment en confession. L’Église anglicane australienne, en juillet 2014, autorisait ses prêtres à révéler des informations portées à leur connaissance en confession à la justice séculière sur les crimes graves tels que la pédophilie ou la pédopornographie.
6. « Note sur des questions de procédure » diffusée par la Conférence des évêques de France / Conseil pour les questions canoniques, le 20 février 2019, signée par Mgr Joseph de Metz-Noblat, président de ce conseil.
7. « Directives pour le traitement des cas d’abus sexuel commis par des clercs à l’égard de mineurs », Bulletin officiel de la Conférence des évêques de France N° 60 ter du 9 octobre 2018.
8. Lettre apostolique en forme de motu proprio Vos estis lux mundi, art. 12 § 7. Ce terme non canonique de « présomption d’innocence » apparaît pour la première fois dans un document pontifical, en l’espèce une loi à portée universelle.
9. Concernant l’influence du cardinal Ratzinger en faveur de la révision (malheureusement avortée) du système pénal canonique, voir l’article de S.E. Mgr Juan Ignacio Arrieta, Secrétaire du Conseil pontifical pour les Textes législatifs, en consultant la page du site du Vatican.
10. Presses universitaires de l’Institut catholique de Toulouse, 2017.
11. C’est-à-dire société pleine. État et Église, dotés chacun dans son ordre respectif de la pleine – parfaite – possession de toutes les facultés proportionnées à son but, sont dits « sociétés parfaites ».
12. Alphonse Borras, Les Sanctions dans l’Église, éditions Tardy, 1990, p. 202.
13. Page 596 de sa très intéressante thèse soutenue le 7 décembre 2016 à la faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Paris, intitulée La Société parfaite, catégorie de la modernité, catégorie théologique, non publiée. Nous renvoyons à cette thèse pour les nuances théologiques que nous ne pouvons développer ici.
14. Op. cit. p. 697.