Une cascade de renonciations aux droits de l’Église
Soumis à une pression constante à l’occasion des scandales soulevés par les affaires de mœurs, les instances ecclésiastiques vont de renonciation en renonciation. Ce qui a fait publier au Père Giovanni Scalese, crsp, dans la revue Il Timone de mai 2019, un article intitulé : « Une justice ecclésiastique à la remorque de la justice civile ». « On a l’impression, écrivait-il, que la justice ecclésiastique s’“aplatit” devant la justice civile à deux niveaux : a) en adoptant ses critères de jugement ; b) en lui confiant le traitement des cas d’abus. […] On ne se rend pas compte que, ce faisant, on risque de perdre de vue la spécificité du droit canonique, pour lequel l’abus de mineurs ne constitue qu’une circonstance aggravante du péché extérieur contra sextum, qui pour un religieux constitue toujours un crime ».
Nous avions nous aussi traité, dans notre livraison n° 8 d’avril 2019, de « L’abdication de la souveraineté de l’Église devant l’État moderne et devant ses tribunaux » : la vraie faute des autorités ecclésiastiques dans les scandales de mœurs qui alimentent les chroniques n’est certainement pas de ne pas avoir dénoncé les clercs suspects à la justice civile, mais de ne pas les avoir jugés elles-mêmes devant les tribunaux de l’Église, et s’ils étaient coupables de ne pas les avoir condamnés, laissant ensuite la justice de l’Etat faire son travail comme elle l’entend. De fait, les tribunaux ecclésiastiques ne connaissent pratiquement plus aujourd’hui que des demandes en déclaration de nullité de mariage.
À cette occasion, nous avions rapporté que, même dans ces procès visant des déclarations de nullité, la justice canonique, en France et en d’autres pays, se mettait à la remorque de la justice civile en exigeant scandaleusement que les époux concernés aient déjà obtenu le divorce civil – et donc le demandent si ce n’était pas le cas –, avant d’engager une action devant l’officialité.
Nous soulignions que le Saint-Siège, non seulement n’avait nullement revendiqué ses droits inaliénables de juger, pour les condamner ou les innocenter, George Pell et Philippe Barbarin, cardinaux de l’Église romaine, qui, pour différents motifs, étaient pris dans des scandales de pédophilie, mais qu’il avait même déclaré attendre « respectueusement » le verdict de la justice des États pour traiter de leur cas. À propos du cardinal Pell, il était allé jusqu’à faire déclarer par la Salle de Presse Vaticane : « Nous rappelons notre respect maximal pour les autorités judiciaires australiennes. Au nom de ce respect, nous attendons maintenant le résultat du procès en appel ».
Ajoutons qu’en novembre 2018, la Conférence des Évêques de France, traumatisée par les scandales dûment orchestrés, avait décidé de créer une Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, chargée de faire la lumière sur les agressions, exploitations ou atteintes sexuelles sur des mineurs, sous quelque forme que ce soit, dont se seraient rendus coupables des prêtres, religieux et religieuses, depuis les années 1950. Commission à la tête de laquelle elle a placé un haut fonctionnaire, Jean-Marc Sauvé. Il s’agit essentiellement de savoir comment les autorités ont traité de ces affaires.
Cet organisme, de type commission d’enquête, mais sans aucun mandat judiciaire, a aussitôt lancé un appel à témoignages auprès de personnes s’estimant victimes durant ces quelques 70 ans d’abus de ce type. L’appel à témoignages ne concerne pas des crimes jugés et dont les responsables, au terme d’un procès – civil ou ecclésiastique – avaient été reconnus coupables, mais des affaires jamais portées devant quelque tribunal que ce soit. Autrement dit, la Commission va juger souverainement de la véracité des accusations portées devant elle, sans être soumise à aucune procédure, sans tenir compte d’aucun délai de prescription, sans entendre la défense des personnes accusées, dont un certain nombre sont sans doute décédées, et bien entendu, c’est en dernier ressort qu’elle décidera de la réalité des faits dénoncés par les plaintes, puisqu’aucun recours n’est prévu contre cette non-juridiction-qui-juge. Le tout dans un climat général de « balance » où la vindicte publique et médiatique remplace et déclasse les débats du prétoire. Sous prétexte de transparence sur des défaillances ayant pu exister en son sein, c’est donc plus que le droit propre de l’Église qui est ainsi méconnu, mais ce sont aussi les principes du droit pénal et même du droit naturel.
Pour en rajouter encore sur cet immense chaos juridique, les évêques de France ont voté, le 9 novembre 2019, le principe d’une « indemnisation forfaire » des victimes d’abus sexuels perpétrés par des ecclésiastiques lorsque ces personnes étaient mineures. Mais au nom de quoi l’ensemble des diocèses de France, et par le fait l’ensemble des catholiques donateurs, ont-ils à verser ainsi des indemnités en lieu et place des coupables de ces crimes ? Qui plus est à des victimes non reconnues comme telles par la justice, mais seulement par la Commission Sauvé ?
Dans un article ci-après, l’abbé Alexis Campo donnera des détails sur l’étrange protocole signé entre l’archevêque de Paris et le parquet de Paris, le 5 septembre 2019. Il va être suivi par un certain nombre d’autres, Grenoble, Gap et Valence, etc. Le protocole parisien fait obligation à l’évêque de transmettre au procureur les dénonciations concernant des infractions sexuelles, dès lors qu’elles paraissent vraisemblables, avant même enquête en forme. De facto, les diocèses abandonnent au magistrat du parquet ce qu’en droit canonique on nomme « l’enquête préalable », qui correspond grosso modo à l’enquête de police judiciaire et à l’instruction en droit pénal français.
Et à tout cela s’est ajoutée la stupéfiante décision du Pape François qui, par un rescrit publié le 17 décembre 2019, a aboli le secret pontifical dans les cas de violences sexuelles et d’abus sur mineurs commis par des membres du clergé. Pour ce rescrit, le Conseil pour les Actes législatifs n’avait même pas été consulté : en réalité, plutôt que de la levée du secret pontifical, qui dans sa visée première concerne la gouvernance générale de l’Église, il s’agit de l’abolition d’un secret dit communément d’ufficio, de bureau. Concrètement, si des informations sont détenues par l’autorité religieuse à propos d’ecclésiastiques, concernant l’acquisition, la détention voire la divulgation d’images et de textes pornographiques de jeunes gens de moins de 18 ans, et si on sait que ces ecclésiastiques ont commis d’autres délits de cet ordre, le secret pourra être levé. Il n’y aura pas une exigence obligatoire de communication, mais une sorte de collaboration avec les autorités civiles qui le demandent. La portée d’annonce, comme on dit, de cette mesure, dépasse sa portée réelle, mais le message véhiculé est désastreux quant à l’abandon des droits de l’Église. N’a-t-elle pas – faut-il le répéter ? – ses tribunaux diocésains et romains pour juger ses clercs concernant ces affaires ?
Ajoutons que, dans le même ordre de soumission à une « servitude volontaire », la Conférence des Évêques de France, prenant acte de la loi de 2013 permettant aux couples homoparentaux d’adopter, vient d’envoyer à tous les diocèses du pays un nouveau formulaire pour dresser les actes de baptême, qui n’indique plus que le baptisé est « fils, fille de…, et de… », mais qui indique seulement, pour tous les baptisés quels qu’ils soient, les « parents » de celui qui reçoit le baptême, sans autre précision (voir notre article Res Novæ du 23 décembre : « Les actes de baptême ne feront plus mention de paternité et de maternité »).