Quel chemin pour l’Église ?
La parution du livre Des profondeurs de nos cœurs du pape Benoît XVI et du cardinal Sarah, et la polémique intense qui l’a immédiatement suivie, ont remis brusquement en lumière l’étrangeté de la présente situation de l’Église : on aperçoit à son sommet un pape en exercice aux côtés d’un pape émérite, vivant à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, qui viennent de prendre parti différemment, pour ne pas dire de manière opposée, sur un problème institutionnel d’importance gravissime, la discipline du célibat sacerdotal dans l’Église latine. Sans doute le Pape François ne s’est-il pas encore prononcé expressément en faveur de l’ouverture d’une brèche dans ce célibat, mais personne ne doute que le vœu de la dernière assemblée du Synode, qui propose de pouvoir conférer l’ordination sacerdotale à des diacres mariés dans un contexte de pénurie sacerdotale (celui de l’Amazonie pour l’instant), n’exprime sa pensée.
Le problème, à vrai dire, n’est pas tant qu’il pourrait sembler qu’il y a deux papes à la tête de l’Église, il est surtout qu’aucun des deux ne parvient à trancher la question.
Dans notre livre Quel chemin pour l’Église ? paru chez Hora Decima en septembre 2004, quelque six mois avant l’élection de Benoît XVI, nous consacrions un chapitre à imaginer ce qui pourrait advenir après le pontificat finissant de Jean-Paul II, chapitre intitulé : « “Dernier pape” ou pape de transition ? »
La première hypothèse, que nous qualifions de celle du « dernier pape », examinait la possibilité de l’élection d’un homme issu de la tendance libérale de l’Église, dans la ligne du cardinal Martini, pour une progression significative de l’« esprit du Concile » et une plus grande mise en adéquation de l’Église avec les démocraties modernes. Il se serait agi d’une « avancée de Vatican II dans le sens d’une évolution institutionnelle », écrivions-nous. La mise en avant de la « collégialité » et de la « décentralisation » (on parlait encore peu de « synodalité ») permettant « l’adoption sans réticence du débat consensuel au sommet et le gouvernement de groupes de pression “dans la ligne” ».
L’autre hypothèse était celle d’un « pape de transition ». « Dans le cas de l’élection d’un restaurationniste, on pourrait alors passer de l’hypothèse de “dernier pape”, c’est-à-dire l’hypothèse d’une sortie plus ou moins rapide hors de la structure traditionnelle de la papauté, à l’hypothèse symétriquement opposée, celle d’un pape de transition, à savoir une sortie progressive de la papauté postconciliaire ». Nous n’imaginions pas naïvement que l’élection d’un pape de tendance ratzinguérienne, voire celle de Joseph Ratzinger lui-même, entraînerait automatiquement un processus de « sortie du Concile », mais nous pensions qu’elle pourrait établir les conditions d’un mouvement en ce sens, notamment en raison des oppositions doctrinales de plus en plus marquées, qui sont comme la bombe d’un schisme toujours prête à exploser.
Nous avions doublement raison. Et deux fois tort. De fait, les deux hypothèses se sont successivement réalisées, la seconde en 2005, la première en 2013, mais dans un cas comme dans l’autre, pas sous la forme tranchée que nous décrivions, mais sous cette forme molle, propre à notre temps de catholicisme sans virilité.
Le grand acte dans un sens de transition hors de l’ère conciliaire aura été, pour le Pape Ratzinger, le motu proprio Summorum Pontificum qui, comme l’ont bien vu ses détracteurs, a eu pour effet de réinvestir d’une pleine légitimité la liturgie d’avant Vatican II comme lex orandi, en concurrence avec la lex orandi d’après Vatican II. Mais pour le reste, on a plutôt assisté, il faut bien le dire, à un non-gouvernement de l’Église et de la Curie.
Quant à la gestion du Pape Bergoglio, bien plus énergique, il semble qu’elle ne soit pas en mesure d’aller au-delà de l’ouverture morale opérée par les assemblées du Synode sur la Famille, et de l’ouverture institutionnelle préparée par l’assemblée du Synode sur l’Amazonie. L’entourage du pontife ne cache pas qu’il considère que le Pape François ne fait rien d’autre que de poser des pierres d’attente pour un futur pontificat vraiment réformateur.
Autrement dit, on en est, en 2020, au même point qu’en 2005. Sauf que les deux expériences possibles ont été (à demi) tentées, et qu’elles ont toutes les deux échoué du point de vue des fruits qu’on peut attendre d’une réforme ecclésiastique, si l’on considère que l’Église de Pierre est toujours dans le même état, et même plus grave puisque quinze ans ont passé, durant lesquels, en Occident en tout cas, les églises ont continué de se vider, le Credo des prêtres et des fidèles de se diversifier, le nombre des vocations de s’effondrer.
Mais surtout les problèmes doctrinaux et les problèmes institutionnels adjacents à la doctrine ne sont pas tranchés. Au contraire, la succession de ces deux pontificats, et maintenant, leur sorte de coexistence avec l’affaire de Des profondeurs de nos cœurs, fait que l’enseignement postconciliaire montre plus que jamais la faiblesse intrinsèque de son caractère pastoral, un enseignement jamais totalement normatif, où le définitif n’est en somme que provisoire. Ainsi Familiaris consortio, de Jean-Paul II, est contrebalancé par Amoris lætitia ; Sacerdotalis cælibatus, de Paul VI, est nuancé par l’assemblée du Synode sur l’Amazonie.
Jusqu’à ce que l’expression de la foi s’ajuste à nouveau, tant pour les évêques que pour le pape au « qui vous écoute m’écoute », de Luc 10, 16. Le pape, auquel le Christ a promis qu’il ne défaillirait pas lorsqu’il « confirmerait ses frères ». C’est ce pourquoi il est pape : confirmer ses frères.