01/06/2023

Pour une formation traditionnelle de prêtres diocésains

Par l'abbé Claude Barthe

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Un des signes majeurs de la crise présente est l’effondrement du nombre des vocations sacerdotales dans les diocèses. En d’autres lieux, traditionnels ou très conservateurs, elles continuent d’éclore. Ici encore, comme dans d’autres domaines déjà parcourus précédemment, catéchisme, liturgie, prédication des fins dernières, il s’agirait de faire revenir au centre de l’Église ce qui a été rejeté à la périphérie, en l’espèce la formation de prêtres selon un modèle traditionnel.

Vivre dans la dynamique du provisoire

Dans les divers articles que nous avons publiés pour participer à une réflexion sur une vraie réforme de l’Église, nous avons insisté sur le fait qu’il convenait de viser une situation future, non encore enclenchée, à savoir un processus de transition pour un retour à l’ordre (magistériel, liturgique), à partir d’une situation présente, où ceux qui sont conscients du désordre, au nom de l’instinct de la foi, ont été contraints de s’organiser pour sauver les meubles (préserver le catéchisme, la liturgie, les vocations).

Mais ces mesures de sauvegarde doivent être posées dans la vue du terme à atteindre, une restauration au plein sens du terme. Il faut, pour ce faire, se convaincre qu’on est pour l’instant dans une « dynamique du provisoire ». L’expression du Frère Roger de Taizé, dont la perspective, celle d’un romantisme œcuménique brumeux, n’est évidemment pas la nôtre, sauf en ce qui concerne la dénonciation d’un danger d’installation, son thème-clé étant : à Taizé, nous avons la conviction que ce qui nous particularise « devra un jour disparaître », que nos éléments d’organisation actuels sont « des instruments qui nous permettent de tenir dans l’espérance », qui ne sont que « des données provisoires »[1].

Ce danger existe aujourd’hui du côté des clercs et évêques qui gèrent une Église façonnée par l’esprit du Concile, et qui n’arrivent pas à imaginer qu’on puisse en sortir. Au mieux, ils réduisent leurs actions pour surmonter la crise à des tentatives réformistes, sans remises en cause radicales (c’est-à-dire cherchant à aller aux racines de la crise), lesquelles s’avèrent, par la force des choses révolutionnaires, toujours déçues. Mais ce danger existe aussi du côté de tous ceux qui, à des degrés divers, sont entrés dans l’« opposition » – liturgie, théologie, catéchismes, écoles catholiques, séminaires – et qui semblent ne pas imaginer, eux non plus, qu’on puisse un jour sortir de la situation marginale dans laquelle leur action est confinée, que cette action soit tolérée (FSSPX) ou qu’elle soit estampillée officiellement mais comme étant cependant hors de la norme commune (instituts ex Ecclesia Dei).

Il faut considérer que les communautés traditionnelles (et même les communautés conservatrices, comme la Communauté Saint-Martin) dépendent de fait historiquement de la fondation par Mgr Lefebvre à Fribourg, en Suisse, en 1969, puis à Ecône en 1970-71, d’une maison de formation sacerdotale, qui était la cause et l’essentiel de la constitution d’une communauté[2]. Le séminaire était donc le cœur d’une association cléricale (dite sous l’empire de l’ancien Code de Droit canonique, « pieuse union ») de droit diocésain, érigée en 1970 dans le diocèse de Fribourg et supprimée en 1975. La société s’internationalisant, d’autres séminaires furent fondés en Allemagne, États-Unis, Argentine. Lorsque, à partir de 1988, naquirent les instituts Ecclesia Dei, comme sociétés apostoliques de droit pontifical, elles ont reproduit ce schéma, chacune avec son charisme propre, de sociétés destinées en premier à former traditionnellement (liturgie, philosophie, théologie) des prêtres dans des séminaires conçus à cet effet, Wigratzbad, Gricigliano, Courtalain, etc., en vue de la célébration de la messe traditionnelle.

Cette spécificité leur attire toujours des candidats en nombre – au moins relativement dans un contexte d’effondrement des séminaires diocésains –, mais leur identité liturgique qui en est le cœur les repousse aussi aux marges, ce qui fait que les prêtres formés dans ces séminaires ont un apostolat, certes relativement important[3], mais bien distinct de l’apostolat « ordinaire » des paroisses et diocèses.

De l’importance des zones frontières

Cette partition nette en territoires séparés empêche ou gêne considérablement une traditionalisation liturgique, catéchétique, de tout l’espace ecclésial, quand bien même elle ne serait pas l’adoption immédiate dans les paroisses ordinaires du rite ancien. Mais cette traditionalisation liturgique sera le cœur de la transition ecclésiale à promouvoir. C’est, si l’on veut, le gros morceau à faire passer, le reste, philosophie, théologie, homélies, catéchèse traditionnelle, étant généralement « ce qui va avec » la liturgie.

C’est pourquoi sont actuellement du plus grand intérêt ces zones frontières : paroisses personnelles pour la liturgie traditionnelle qui s’intègrent canoniquement dans le paysage diocésain, et dans certains cas rares peuvent être confiées à des prêtres diocésains ; paroisses « ordinaires » où des prêtres diocésains ont adopté la liturgie traditionnelle la plupart du temps à côté de la liturgie nouvelle ; diocèses où ces zones frontières se sont multipliées, comme le diocèse Fréjus-Toulon en France, Albenga en Italie, pour les plus notables, mais l’un et l’autre ont été visés par des mesures disciplinaires. C’est d’ailleurs dans de tels diocèses que l’on a pu, et que l’on pourra en des temps de plus grande liberté, trouver des séminaires qui voudront s’engager en cette voie de traditionalisation, comme a été par exemple le diocèse de Ciudad del Este, au Paraguay, avec son très florissant séminaire Saint-Joseph ouvert en 2004, mais remis au pas dix ans plus tard.

En toute hypothèse, il faut perfuser dans le clergé diocésain – si la métaphore ne paraît pas inopportune – des prêtres de formation traditionnelle. Une évolution en ce sens suppose un double mouvement, du côté d’évêques et du côté des communautés traditionnelles ou très conservatrices.

Du côté d’évêques, elle suppose une officialisation de prêtres de ce type, formés et ordonnés dans des communautés traditionnelles, ou bien éduqués dans les diocèses et qui se sont auto-recyclés, si on ose dire, mais que leur pratique liturgique a rejetés ou maintenus aux marges. Elle suppose également une franche intégration des communautés traditionnelles ou des communautés les plus conservatrices dans l’apostolat officiel. S’il est vrai que pour opérer une entrée décidée dans un processus de transition, la pratique de l’usus antiquior comme forme éminente de la liturgie sera un critère de l’amorce d’un redressement, tant il est vrai qu’une lex orandi pérenne est le signe d’une lex credendi inchangée.

Qu’on nous permette de renvoyer à un petit ouvrage, La messe à l’endroit. Un nouveau mouvement liturgique[4], dans lequel nous traitions des éléments d’une « réforme de la réforme », c’est-à-dire d’un processus graduel de passage, plus ou moins rapide, d’un état « ordinaire » de la liturgie paroissiale vers un état traditionnel (orientation vers le Seigneur ; reprise progressive de l’usage de la langue liturgique latine, communion sur les lèvres, usage du canon romain, usage de l’offertoire traditionnel), ceci aidé par la présence parallèle et considérée comme normale – mieux, normative – de la forme traditionnelle du rite romain.

Mais il importe aussi que les groupes, instituts, communautés, maintenus aux lisières, acceptent  les risques de perte d’identité que comporte inévitablement le fait d’être reconduits « au centre ». Ces risques sont très réels, l’expérience le prouve : la normalisation ne doit pas être affadissement.

Ces communautés traditionnelles, nous y insistons, sont nées concrètement de la présente crise, comme des sortes de palliatifs. Il est clair que la grande majorité des jeunes gens qui se tournent vers elles pour entrer dans la cléricature auraient normalement intégré le clergé diocésain, cette remarque valant aussi pour les communautés les plus conservatrices fondées depuis le Concile.

Si donc on considère ces communautés comme des viviers de prêtres formés traditionnellement, elles peuvent être propres, à condition qu’une grande fluidité s’établisse, à alimenter les diocèses et les paroisses en prêtres de ce type. Elles pourraient aider, éventuellement les prêtres diocésains qui le désirent à compléter ou rectifier leur formation, être en un mot des lieux de… recyclage. Et même dans un second temps, elles pourront, comme le firent jadis des congrégations spécialisées dans la formation du clergé diocésain (la Compagnie de Saint-Sulpice) ou des congrégations qui pouvaient rendre ce service (Eudistes, Spiritains, Lazaristes), prendre en charge des séminaires diocésains, en faisant en sorte que la rectitude doctrinale s’allie à la culture d’une compétence scientifique adéquate, du point de vue théologique, historique, exégétique.

* * *

L’évocation des fils de M. Olier, de saint Jean Eudes, de Claude Poullard des Places, de M. Vincent, renvoie aux communautés qui ont animé cette part essentielle – le cœur de son cœur – de la Contre-Réforme, à savoir la formation du clergé et l’encadrement des séminaires. Évidemment la « température » chrétienne de notre époque ne saurait, hélas !, être comparée au feu brûlant du « siècle des saints », selon l’expression du P. Amelote, le biographe de Condren. Mais il est évident que les intuitions de ces grands fondateurs, qui n’ont pas nécessairement été suivies jusqu’au bout et peuvent être prolongées, restent du plus grand intérêt. Ainsi la formation des séminaristes dans une communauté de prêtres attachés à une paroisse, celle de Saint-Nicolas-du-Chardonnet d’Adrien Bourdoise et celle de Saint-Sulpice de Jean-Jacques Olier. N’est-ce pas l’idée qui avait animé la création par le cardinal Lustiger d’un système spécifique de formation des séminaristes, idée qui n’avait d’ailleurs pas non plus été entièrement développée, au sein de lieux attachés à des paroisses, avec cours suivis dans une école prenant rang d’université ?

Car, s’il est évident que la formation des prêtres doit être aujourd’hui substantiellement celle, spirituelle, philosophique, théologique, voulue par la réforme tridentine, il faudra aussi l’ajuster en fonction d’un contexte complètement différent, non seulement des XVIIe et XVIIIe siècles, ou des reconstructions postrévolutionnaires du XIXe siècle, ou même des périodes encore très riches du point de vue des potentialités ecclésiales que furent les années 30 et 50 du XXe siècle, mais même différent de la situation de l’immédiat après-Concile où, au milieu de l’incendie, l’urgence de la sauvegarde primait toute autre considération.

Abbé Claude Barthe


[1] Frère Roger, dynamique du provisoire, Presses de Taizé, 1965 ? p. 100.

[2] Mgr Lefebvre délivrait l’enseignement d’une spiritualité sacerdotale de type École française, reçue via Claude Poullard des Places et le P. Libermann, respectivement fondateur et refondateur des PP du Saint-Esprit, et cela jusque dans les audaces théologiques de cette école. Ainsi, la qualification du caractère sacerdotal comme une certaine participation à l’union hypostatique.

[3] Dans telle ville de France, l’apostolat dominical des prêtres de la FSSP et celui des prêtres de la FSSPX, regroupent chacun plus de fidèles que n’en rassemblent les messes à la cathédrale.

[4] Carnet Hora Decima, éditions de l’Homme Nouveau, 2010. (https://hommenouveau.aboshop.fr/common/product-article/19)