01/03/2023

Des évêques pour un redressement de l’Église ?

Par Rédacteur

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Un redressement de l’Église qui l’arracherait à une « adaptation » mortifère à la société moderne nécessite des évêques qui veuillent l’accomplir. Mais toute réflexion sur une réforme de l’Église bute sur ce fait têtu : il existe certes de « bons évêques », aptes à faire de bonnes analyses et à agir en conséquence, mais ils se gardent de le faire ou ne le font qu’à demi. Bernanos ne disait-il pas à la fin de sa vie que ce qui a manqué aux hommes d’Église au sein de la société moderne n’est pas la charité, mais la force[1].

Cependant, désespérer serait pécher. En nous aidant des données dégagées par Vincent Herbinet dans Les espaces du catholicisme français contemporain[2], et en les interprétant, nous voudrions relever deux points positifs :

  • Une mutation affecte aujourd’hui peu à peu le paysage diocésain, qui ouvre des possibilités d’action réformatrice[3] ;
  • Des évêques différents peuvent exister, et se saisir de cette nouvelle donne pour engager une réforme.

Précisons que les données de Vincent Herbinet, sur lesquelles se fondent nos réflexions, sont françaises, mais elles semblent pouvoir s’élargir, avec assurément maintes adaptations, à toute l’Église.

Une mutation du paysage diocésain français

Le paysage diocésain s’est progressivement transformé depuis les années 70 du siècle dernier. D’abord parce que le catholicisme est devenu minoritaire dans la société : le catholicisme rural se meurt, le catholicisme urbain, malgré des apparences plus favorables, est exsangue. Et dans cette société catholique numériquement très rétrécie le « progressisme » ne fait plus recette. Par exemple, l’expérience « progressiste » des Adap, assemblées dominicales en l’absence de prêtre s’est pratiquement évanouie. Ou encore, les vœux du Chemin synodal allemand, synthèse de la pensée catholique « de gauche », sont complètement déphasés par rapport aux attentes de ce qui reste de peuple chrétien, en tout cas en France : un questionnaire intitulé Synode sur la synodalité révèle que 92,9% des questionnés attendent prioritairement d’un prêtre qu’il dispense les sacrements, 87,6% sont favorables au célibat sacerdotal, 70% reprochent à l’Église de « ne pas assumer ses opinions et de taire la Vérité par peur de choquer », 74% attendent qu’elle promeuve « un modèle bioéthique assurant le respect intégral de la personne humaine, de sa conception à sa mort naturelle », 70% qu’elle « défende la famille dans sa forme traditionnelle ».

V. Herbinet fait « l’hypothèse qu’un militantisme catholique plus visible se profilerait dorénavant avec la problématique familiale, éthique et doctrinale » (p. 96). Les jeunes générations de catholiques pratiquants sont clairement engagées dans une démarche plus attestataire de leur qualité de catholiques. Il note un certain nombre de phénomènes caractéristiques, et notamment :

  • L’implantation de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, notamment prônée par la Communauté de l’Emmanuel, avec cierges, encens, génuflexions, regain des processions de la Fête-Dieu dans les rues des agglomérations.
  • L’essor de la « militance familialiste » avec une génération très active de 30-40 ans, celle des AFC, notamment, des Équipes Notre-Dame, lieu privilégié d’une porosité nouvelle entre toutes les tendances du catholicisme d’identité.
  •  Une recatholicisation de pas mal d’établissements diocésains d’enseignement, qui avait commencé dans les années 90, lesquels servent par ailleurs de base aux mouvements scouts et à la pastorale d’un « nouveau » clergé identitaire.

Les rares jeunes qui frappent encore à la porte des séminaires, issus du catholicisme urbain sont en majorité de sensibilité très classique. Ils sont pour beaucoup passés par le scoutisme (Scouts unitaires, Scouts d’Europe), ont fait des études (mais pratiquement jamais littéraires) et choisissent leur séminaire à la carte. Mais ils sont rares, généralement isolés. Au total, notamment dans les campagnes, on a l’impression que la société cléricale a disparu.

Elle est partiellement remplacée par des communautés nouvelles, spécialement les plus classiques, que les sociologues qualifient de « néo-intégralistes », d’« un intégralisme qui se garde bien sauf dans certains cas de condamner le désir moderne de liberté en tant que tel, mais qui s’attache à démonter l’impuissance du monde moderne à lui donner corps » (Danièle Hervieu-Léger, citée par V. Herbinet, p. 220). On peut ajouter qu’il se garde aussi de condamner la modernité de type management d’entreprise qu’il prétend lui-même parfois adapter à l’apostolat.

Pour la Communauté de l’Emmanuel, on parle de « néo-charismatisme ». Elle s’est en effet écartée de ses origines fleurant le pentecôtisme, en mettant sous le boisseau les manifestations de l’Esprit de type parler en langues, en spiritualisant les réunions de guérisons, en gommant la trop forte charge sentimentale de sa spiritualité. Six évêques français en sont issus, et elle compte une centaine de séminaristes qui, après une année de discernement, commencent leurs études canoniques à Paris dans l’ancienne abbaye bénédictine de La Source. Présente dans une cinquantaine de diocèses français, la Communauté de l’Emmanuel est à la fois plus présente et intégrée (ses prêtres peuvent être incardinés soit dans les diocèses qui les emploient, soit dans la Communauté) que la Communauté Saint-Martin.

Celle-ci est pourtant la communauté dont la croissance, au sein du catholicisme français, est la plus remarquable, à la manière d’un « “ovni” ecclésial et sacerdotal », selon V. Herbinet. Son séminaire fut fondé à Gênes, sous la protection du cardinal Siri, puis vint en France, à Candé-sur-Beuvron, pour s’installer enfin à Évron au diocèse de Laval. Il est devenu le plus important en terre de France (une bonne centaine de séminaristes). La Communauté Saint-Martin s’implante dans les diocèses sous forme de groupes d’au moins trois prêtres. Elle occupe un entre-deux idéologique fondé sur le choix de son fondateur, l’abbé Guérin : ni Écône, ni « esprit du Concile ». Il l’a poussé le plus loin possible vers le second pôle dans le style (port de la soutane, du latin et du grégorien, autel du séminaire face au Seigneur, style conservateur et « viril »), en s’interdisant cependant de passer le Rubicon liturgique de la liturgie traditionnelle.

La liturgie anté-conciliaire fait précisément la claire distinction et la force d’attraction de la galaxie traditionaliste, avec, comme on dit, « ce qui va avec » cette liturgie, c’est-à-dire essentiellement un catéchisme à l’ancienne bien structuré. Cela fait aussi de ses communautés, pour l’instant, un monde à part. Cette séparation, le motu proprio Traditionis custodes et les textes subséquents ont cherché à l’accentuer. La prospérité sacerdotale du monde tridentin, Fraternité Saint-Pie-X et Communautés « officielles » (Fraternité Saint-Pierre, Institut du Christ-Roi, Institut du Bon Pasteur, pour les plus importantes), toute relative qu’elle soit, est soulignée par tous les observateurs. Le milieu tridentin est aussi jeune que celui de l’Emmanuel et de la Communauté Saint-Martin, avec familles pratiquantes souvent nombreuses, mais qui, en outre, en raison de sa spécificité liturgique a engendré un monde d’œuvres propres et spécialement un réseau important d’écoles hors contrat, vivier de vocations, qui réactivent en permanence le militantisme des adhérents car elles nécessitent un investissement humain (et financier) conséquent.

Vincent Herbinet note que les communautés traditionalistes, comme les communautés charismatiques, sont en évolution – il parle de « néo-traditionalistes » –, les jeunes générations cultivant un style décomplexé semblable à celui des autres jeunes catholiques. Il observe surtout une porosité importante dans les jeunes générations entre les pratiquants de l’Emmanuel, Saint-Martin, et communautés traditionnelles toutes tendances confondues. Les critiques que Traditionis custodes a soulevées chez beaucoup de catholiques classiques, mais non traditionnels, est un signe de cette proximité. Les communautés Saint-Pie-X et Ecclesia Dei exercent sur les jeunes un attrait certain en raison de l’aspect charpenté de ce qu’elles proposent, catéchismes, écoles, pèlerinages (40% des jeunes qui viennent au pèlerinage de Chartres ne sont pas des pratiquants habituels des églises et chapelles traditionnelles), les manifestations militantes pour la Vie, dont le public est étonnamment jeune, contribuant au mixage.

Vincent Herbinet émet ainsi l’hypothèse qu’un progressif désenclavement du monde « tradi » s’opère depuis une vingtaine d’années : « La porosité entre catholiques “ordinaires” et “extraordinaires” se développe à l’échelle d’une ou deux générations et [nous] pensons qu’elle pourrait être un élément possible de la réorganisation du tissu ecclésial et territorial. Globalement, la génération des jeunes prêtres, en tendant à remettre en valeur l’adoration, les confessions, une liturgie soignée, une prédication classique, des enseignements doctrinaux, pourrait entraîner de fait une itinérance des catholiques les plus jeunes (moins de 45 ans), avec des passerelles selon les rites et les communautés » (p. 276).

Peut-il exister des évêques différents pour se saisir de cette nouvelle donne ?

Pour que de cette nouvelle donne pastorale puisse germer un catholicisme réformé, plus charpenté, il faut nécessairement des pasteurs différents, aptes à devenir enfin des pasteurs réformateurs. Qu’un certain nombre d’évêques, à divers degrés, ne soient pas dans la ligne commune, est chose certaine. Mais on l’a dit en commençant la manifestation de leur différence reste à ce jour très timide. La question est donc de savoir si des évêques peuvent concrètement montrer une réelle indépendance par rapport au consensus de la Conférence des Évêques, des prêtres qui les entourent et de la surveillance romaine.

V. Herbinet consacre un chapitre de trente pages à l’examen d’un cas très particulier, celui de l’évêque de Fréjus-Toulon. Cas d’évêque différent peut-être en voie d’élimination, puisqu’après une interdiction de procéder à des ordinations, une visite canonique a été organisée pour le faire rentrer dans le rang, comme précédemment les évêques d’Albenga en Italie, de San Luis en Argentine). Il n’en reste pas moins que l’expérience correspondait bien à l’attente du nouveau catholicisme. Mgr Rey, issu de l’Emmanuel, a pris la suite, en 2000, de Mgr Madec, lui-même successeur de Mgr Barthe, deux évêques de type très classique. V. Herbinet parle de « quatrième voie », ni progressiste, ni intégriste, ni même « troisième voie » du type de celle du cardinal Lustiger dans les années 80-90. Les plans pastoraux très dynamiques de l’évêque de Fréjus-Toulon se sont succédé et complétés à un rythme soutenu, associant un grand souci d’évangélisation avec l’utilisation du charisme de nombreuses communautés. Au total, il apparaît que Mgr Rey a pratiqué un accueil systématique et très pragmatique de communautés nouvelles, de prêtres classiques et de prêtres traditionalistes, tous séduits par son classicisme décontracté. Le résultat est que le clergé du diocèse est le mieux fourni de France, d’un âge moyen très inférieur à la moyenne nationale, et que le séminaire de la Castille est le second après celui de Paris.

Vincent Herbinet accorde une importance décisive à l’articulation entre classiques et traditionalistes, et en fait le point central de la tentative Rey : « Nous faisons le postulat d’une forte originalité du diocèse de Fréjus-Toulon porté par son évêque atypique. À la différence d’un monde traditionaliste encore mis au ban de certains diocèses, dans des chapelles souvent à l’écart, avec des communautés de fait peu enclines au témoignage à l’extérieur, nous notons que les communautés Summorum Pontificum de Fréjus-Toulon portent de manière ostensible cette vocation missionnaire » (p. 188).

 « Nous nous demandons pourquoi, au regard des fruits du modèle toulonnais, dit encore V. Herbinet, faussement naïf, d’autres diocèses n’utiliseraient pas un mode de gouvernement semblable » (p. 202). D’autres évêques, dans un contexte identique, auront-ils en eux les ressources morales et spirituelles d’assumer une crise ouverte tant vis-à-vis des bureaux romains, que de la majeure partie de leurs confrères évêques, et d’un certain nombre de prêtres de leurs diocèses respectifs ? Si oui, on entrerait dans une autre phase de l’histoire postconciliaire. Il faut le répéter : la prière pour que Dieu donne de « bons évêques » à son Église est aujourd’hui la plus urgente.

Abbé Claude Barthe


[1] Encyclique aux Français, en cours de réédition par les Éditions de L’Homme nouveau.

[2] Presses Universitaires de Rennes, 2021

[3] Voir Res Novae, Pour une vraie réforme de l’Église.