01/03/2023

Gouvernement de l’Église de France : entre esprit de ralliement et effacement épiscopal

Par Philippe Maxence

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La parution récente d’un ouvrage scientifique consacré à la Conférence des évêques de France repose indirectement la question du pouvoir et du rôle de chaque évêque, le rapport de ce dernier avec la papauté (le souverain pontife et la curie) et, plus largement, avec celui des autres évêques d’une même nation, notamment à travers les instances de coordination de l’épiscopat. Portant leur objet d’étude davantage sur les structures que sur les personnalités, des historiens et des théologiens ont profité du centenaire de l’Assemblée des cardinaux et archevêques (ACA) pour tenir en 2019 un colloque sur « Cent ans de gouvernement de l’Église en France » dont les Actes[1] permettent de saisir les évolutions en ce domaine depuis la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905) puis celles liées au concile Vatican II et à ses suites.

Sans entrer directement dans une présentation détaillée de l’ouvrage, qui serait pourtant intéressante en raison de sa richesse documentaire, plusieurs points ressortent de la lecture de ces différents travaux. Le poids du facteur « politique » est certainement le principal d’entre eux et l’un des plus éclairants.

Du Ralliement à la transaction permanente

Les bouleversements créés par la Révolution française, puis le « droit nouveau »[2] stabilisé sous Napoléon ont eu des répercussions directes sur la vie de l’Église en France et sur les relations des évêques entre eux. Sans même parler ici des évêques martyrisés, de ceux qui prirent le chemin de l’émigration et le renouvellement de l’épiscopat auquel conduisit le concordat de 1801, il faut noter avec l’historien Christian Sorrel que « de 1801 à 1905, le cadre concordataire interdit toute concertation nationale et la seule réalisation, le concile de 1811 convoqué par Napoléon en lutte contre Pie VII, laisse un souvenir douloureux à Rome. »

Pendant un siècle, les évêques de France ne purent donc se réunir pour évaluer la situation et y trouver des solutions. Christian Sorrel précise toutefois que des conciles provinciaux renaissent à partir de 1848 (précisément de septembre 1849 à octobre 1850, puis de 1851 à 1860) mais ne survivront pas à l’instauration de la Troisième République et à la mise en place d’une politique profondément anticléricale, dans le but d’une laïcisation totale de la société française.

Or, les conciles provinciaux ou pléniers constituaient une forme ancienne de concertation épiscopale, actualisée par le code de droit canonique pio-bénédictin de 1917 (canons 281 à 292), lequel stipule qu’ils ne peuvent être réunis qu’après avoir reçu l’autorisation du souverain pontife (canon 281) et qu’ils doivent être convoqués dans chaque province ecclésiastique « au moins tous les vingt ans » (canon 284). Deux précisions importantes directement mises à mal par l’ingérence du pouvoir politique de droit nouveau issu de la Révolution française.

Tout en s’inscrivant dans ce cadre idéologique, la loi de Séparation de l’Église et de l’État conduit le pape Pie X à autoriser la tenue d’assemblées plénières de l’épiscopat français. Elles se limiteront à trois rencontres : avril-mai 1906, septembre 1906 et janvier 1907. Le désir des évêques de France de se rencontrer était principalement né du besoin de trouver une réponse à la législation républicaine anticatholique. Dans ce contexte, Rome souhaitait également que l’unité de l’Église en France apparaisse nettement, tout en sachant qu’une partie des évêques français (la majorité ?) était prête, dans l’esprit du Ralliement imposé par Léon XIII (1892), à transiger avec le pouvoir républicain et laïc.

Pour Rome, il fallait donc éviter à la fois que ces assemblées se transforment en organe doctrinal et qu’apparaissent aux yeux du public et du pouvoir politique un désaccord entre le pape et l’épiscopat français. Aussi ces assemblées furent-elles encadrées par la publication de textes pontificaux (l’encyclique Vehementer nos du 18 février 1906 ; l’encyclique Gravissimo officii du 10 août 1906 et l’encyclique Une fois encore du 6 janvier 1907). Plus : entre la publication des deux premiers documents, Pie X avait aussi sacré le 25 février 1906 quatorze évêques français, renouvelant ainsi le corps épiscopal. Ces assemblées plénières n’eurent pas de suite, Rome demandant qu’elles soient remplacées par des « conférences régionales autour des cardinaux de Paris, Lyon, Bordeaux et Reims ».

Il faudra ensuite attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour voir apparaître un premier organe de concertation avec la création de l’Assemblée des cardinaux et archevêques (l’ACA) dont la première réunion se tiendra le 19 février 1919. Dès celle-ci sont abordées des questions essentiellement politiques dans la perspective de la publication d’une lettre collective. S’il est notamment question de l’apposition du Sacré-Cœur sur le drapeau tricolore, la réunion porte surtout sur « les règles électorales : refus du parti catholique, devoir de voter, choix du candidat le moins mauvais en position éligible à défaut du meilleur. » À ce sujet, Christian Sorrel remarque : « La préparation de la lettre collective se révèle laborieuse et le compromis publié en juin 1919 déçoit autant les partisans de l’apaisement que les tenants de la ligne dure. »

Pouvait-il en être autrement ? Si tous les évêques français se montrent opposés en principe aux lois laïques de la République, leur position diffère quant à l’attitude pratique à adopter face à cette même République, couveuse de lois anticatholiques.

Schématiquement, les évêques qui ont accepté le principe du Ralliement perçoivent la République à travers la grille traditionnelle des différents types de régime sans saisir la nouveauté radicale, nouveauté idéologique, née des Lumières et institutionnalisée par la Révolution. Les lois de laïcité ne sont dès lors perçues que comme des excès à combattre à l’intérieur même du système républicain. La Séparation de l’Église et de l’État, considérée comme mauvaise en principe, se révèle pour ces mêmes évêques comme une occasion de sortir des liens avec le régime républicain, de retrouver une liberté d’action et de… concertation.

Dans la ligne de saint Pie X, d’autres évêques entendent adopter une position plus ferme, non pas qu’ils aient forcément une meilleure compréhension du caractère idéologique et foncièrement nouveau du système républicain révolutionnaire, mais parce que toute tentative de transaction leur semble mettre en péril le droit de l’Église.

Comme dans toute assemblée réunissant des positions différentes, la solution du compromis, celle de l’opinion moyenne, ne peut être que la sortie de secours. Elle l’est d’autant plus que, si l’on en croit Christian Sorrel, la Rome de Pie XI donne le ton : « Le pape et le secrétaire d’État, le cardinal Gasparri, souhaitent la poursuite de l’union sacrée et le renouvellement des directives de Léon XIII en faveur du ralliement à la République pour faciliter la reprise des relations diplomatiques entre Paris et Rome ainsi que l’élaboration d’un statut légal de l’Église de France. »

La culture du compromis va donc continuer à s’installer au sein des délibérations de l’ACA, d’autant plus que le traitement romain du cas de l’Action française (1926) ne rencontre pas l’unanimité chez les évêques français. Mais là encore, Pie XI impose sa ligne. La mise en cause de la démocratie dans le rapport de l’ACA de 1927 est perçue par lui comme une « attitude pouvant être facilement interprétée comme une satisfaction donnée à l’Action française ». En 1929, l’ACA ayant refusé de répercuter la volonté romaine d’interdiction de toutes les publications maurrassienne, le nonce, « Mgr Maglione négocie un compromis en consultant les membres individuellement » et il obtient satisfaction.

Mise au pas par Rome dans l’affaire de l’Action française, poursuivant une politique de compromis vis-à-vis du régime républicain, l’ACA va continuer à se structurer et à se développer.

Plus tard, la préparation du concile Vatican II va entraîner des réflexions sur la collégialité et sur les rapports entre le pontife romain et le « corps épiscopal », expression encore rejetée en 1962 par le secrétaire d’État de Jean XXIII, Amleto Cicognani.

Quand la collégialité absorbe les évêques

La tenue du concile (1962-1965) pousse les évêques français à mettre en place de nouvelles structures, d’autant plus que, selon une lettre de Mgr Veuillot à Mgr Garrone cité par Christian Sorrel « “le régime d’assemblée” s’impose comme une norme ». Finalement, l’ACA disparaît en mai 1964, laissant la place à la Conférence épiscopale française qui devient ensuite la Conférence des évêques de France (CEF), créée dans la suite de la constitution dogmatique Lumen gentium (n. 23).

Bien que sans statut théologique très défini, la Conférence épiscopale se développe de manière autonome, sans attendre désormais l’autorisation de Rome pour se réunir. Pendant les années Jean-Paul II, la tension va se situer exactement à ce niveau, notamment après la publication du motu proprio Apostolos suis sur « la nature théologique et juridique des conférences épiscopales ». Deux interprétations du texte romain s’opposent alors. Celle du théologien dominicain Hervé Legrand, sollicité par le père Olivier de la Brosse, porte-parole de la CEF, et celle du cardinal Eyt, archevêque de Bordeaux.

Le théologien dominicain « estime que la vision de la collégialité qu’exprime la lettre est grevée par un “considérable unilatéralisme doctrinal : ainsi l’épiscopat (ou le collège des évêques) est clairement déconnecté de la communion des Églises” », ajoutant plus loin : « C’était précisément ce que Vatican II avait voulu corriger pour des raisons de saine ecclésiologie, de justesse pastorale, d’engagement œcuménique. » Au contraire, le cardinal Eyt « se fait le porte-parole de ceux qui insistent sur le caractère individuel de la fonction de l’évêque et dénient aux conférences épiscopales la qualité d’instance magistérielle. » Ce qui est en jeu est tout simplement que la collégialité épiscopale fasse naître et impose un magistère intermédiaire entre le magistère pontifical et celui de chaque évêque, successeur des Apôtres.

Reste qu’aux yeux des fidèles, la CEF apparaît désormais comme l’organe d’expression de l’Église de France, y compris au plan magistériel comme l’ont montré encore récemment les demandes recueillies dans les suites des affaires de pédo-criminalités de la part de prêtres et de religieux et portant sur l’évolution du sacerdoce (célibat, ouverture aux femmes, etc.) et plus largement sur la redéfinition de la doctrine catholique dans son ensemble (liturgie, théologie, morale). Demandes qui n’ont pas suscité de réactions publiques de la CEF en tant que telle ni des évêques à titre personnel.

Mais, au-delà de ces aspects, la structure même de la Conférence des évêques et le régime d’assemblée entraînent des conséquences très pratiques. Dans un entretien accordé, en 2019, au quotidien La Croix, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, alors nouveau président de la CEF, estime que les évêques de France ont « un mode de fonctionnement parlementaire. » Certes, certains trouvent que c’est encore trop classique et qu’il faut passer du « gouvernement » à la « gouvernance », entendu comme le passage d’une vision verticale à une vision horizontale, que le processus synodale engagé, de haut et avec autorité sur le plan universel, devrait favoriser.

En septembre 2016, dans un document intitulé Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, le Conseil permanent traduit cette exigence en estimant que « l’ordre normatif ne vient plus d’en haut, mais d’une mutualisation des liens horizontaux » (§ 7). Un séminaire sur la synodalité, organisé en décembre 2018 par le Comité Études et projets présidé alors par Mgr Ulrich, futur archevêque de Paris, alors à Lille, conclut à la nécessité de « proposer au conseil permanent et à l’assemblée plénière un constat sur la nécessité de la synodalité », objectif repris aussitôt comme une priorité par le père Thierry Magnin, secrétaire général de la CEF et celui que La Croix présente alors comme « un homme de consensus ».

Il ne faudrait pas se tromper : l’objectif de synodalité, actuellement visé, constitue en fait l’étape du moment d’un long processus de démocratisation qui prend ses racines à l’époque du Ralliement et qui a été réactivé d’une manière plus forte après Vatican II. Loin d’en être les bénéficiaires, les évêques en sont des victimes, leur pouvoir et leur responsabilité de successeur des Apôtres étant dilués dans la Conférence épiscopale et son inévitable recherche du consensus. Et ce, à l’époque même où chaque voix épiscopale devrait pouvoir faire entendre la doctrine du Christ face à la diminution de la foi et aux lois dites sociétales.

Entre les pratiques démocratiques et la primauté de la foi, il faut choisir

Léon XIII s’appuyait encore sur une doctrine classique pour imposer une politique (en ce domaine) de reconnaissance de la Révolution. La tension née entre cette politique, que l’on pourrait qualifier de transigeante, et celle de son successeur, parfaitement intransigeante, a conduit les évêques français à chercher le consensus dans leur lutte contre la laïcité.

L’épisode de l’Action française, souvent présenté comme un deuxième Ralliement (cf. Adrien Dansette), s’est effectué d’une manière intransigeante au profit d’une ligne transigeante vis-à-vis de l’État républicain laïc, toute critique de la démocratie moderne étant interdite aux évêques sous prétexte de donner ainsi un soutien à l’Action française.

Pie XI a traduit également cette politique par la nomination d’évêques entrant dans cette ligne de transigeance vis-à-vis de la démocratie. Celle-ci a fini par déborder dans les structures même de l’Église de France, non pas d’abord par l’utilisation (légitime) du vote entre pairs, mais comme un mécanisme social d’uniformisation de la pensée et de l’action d’évêques normalement indépendants et libres, à travers la recherche d’un consensus permanent. Celui-ci fonctionnant toujours plus comme une machine de ralliement à la laïcité, d’abord reconnue en fait puis élevée au rang de paradigme idéal avec le Rapport Dagens (1996).

Alors même qu’en près de cinquante ans, l’État laïc a imposé l’avortement, les lois dites de bioéthique, le remboursement de la contraception et de l’avortement, le renforcement des lois de laïcité, le « mariage » des homosexuels et bientôt l’euthanasie, aucun évêque français n’a pu s’exprimer de manière durable, comme défenseur de la Cité, en remettant en cause la laïcité, au risque sinon de détruire le consensus épiscopal.

* * *

À la racine de cet effacement épiscopal se trouve non seulement le rapport ambigu de l’Église avec l’État moderne, mais plus profondément encore l’effritement de la foi qu’a provoqué cette ambiguïté. Au fond, ce qui a été cherché dans un processus commencé en 1892, c’est une forme de convivialité avec un État aux racines antichrétiennes, ce qui a conduit à sa reconnaissance puis à l’adoption ad intra de ses idées et de ses pratiques démocratiques. La seule réponse qui peut y être donnée, consiste à remettre la foi et donc la question du Salut au centre de la concertation et de la décision des évêques de France, à la manière des conciles du passé. Autrement dit, de briser le consensus de l’opinion pour s’appuyer sur le socle de la foi.

Philippe Maxence


[1] Cent ans de gouvernement de l’Église en France, sous la direction de Valentien Favrie, Charles Mercier et Christian Sorrel, Presses Universitaires de Rennes, 296 pages, 25 €.

[2] Nous entendons ici le « droit nouveau » au sens de Léon XIII qui définit ainsi son principe fondamental dans Immortale Dei : « La souveraineté de Dieu est passée sous silence, exactement comme si Dieu n’existait pas, ou ne s’occupait en rien de la société du genre humain ; ou bien comme si les hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou qu’on pût imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force, l’autorité ne résidât pas tout entière en Dieu même. »