01/06/2019

Du pontificat bergoglien
Ière partie – Le Concile au maximum

Par l'abbé Claude Barthe

« Modérer le Concile ou l’accomplir » : c’était le grand débat au sein de la classe dirigeante du catholicisme depuis l’immédiat après-Concile. Mais après l’échec de la première option, avec la démission du pape Ratzinger, n’est-on pas en train d’assister à l’échec de la seconde ?

À l’origine, le duel Ratzinger/Martini

Le livre de K. Schelkens et J. Mettepenningen Gottfried Danneels (Polis, Anvers, 2015) a révélé qu’un certain nombre de cardinaux (Lehmann, Kasper, Silvestrini, Hume, Danneels) tenaient des réunions informelles notamment à Saint-Gall, de 1996 à 2006, et préparaient une alternance au pontificat wojtylien, par l’élection du cardinal Martini, archevêque de Milan. Contre la modération de l’esprit du Concile tentée par Jean-Paul II, qualifiée de « restauration » par le cardinal Joseph Ratzinger, son principal inspirateur, dans l’Entretien sur la foi (1985), la tendance martinienne visait au contraire à un plein épanouissement de l’esprit de Vatican II. Symboliquement, l’interprétation modérée de Vatican II s’exprimait par la « ligne Humanæ vitæ », l’opposition libérale lui reprochant d’empêcher l’Église de se positionner correctement, selon elle, pour le troisième millénaire, en premier lieu par cette « rigidité » morale.

Lors de l’assemblée du Synode d’octobre 1999 pour l’Europe, le cardinal Martini avait énoncé un véritable programme en énumérant les « nœuds »qu’il s’agissait selon lui de défaire pour l’avenir de l’Église. Ils concernaient spécialement la morale : reconsidérer les problèmes afférents à la sexualité, notamment dans la « discipline » du mariage. À quoi s’ajoutaient le problème de la « carence dramatique de ministres ordonnés » et la « place des femmes dans l’Église ».

Réformer la Curie

Mais, lors du conclave de 2005, Carlo Maria Martini, qui avait pris sa retraite en 2002, était atteint de la maladie de Parkinson : il ne pouvait assumer la fonction pontificale. Les cardinaux de tendance libérale avaient du coup porté leurs espoirs sur l’archevêque de Buenos-Aires, le cardinal Bergoglio.

À vrai dire, le débat s’était déplacé : le cardinal Ratzinger l’emporta, plus comme « purificateur » que comme « restaurateur ». À Rimini, 1er septembre 1990, devant ses amis de Comunione e Liberazione, il avait amorcé le thème : « l’essence de la vraie réforme » consistera en une ablatio de toutes les scories qui obscurcissent l’image de l’Église, tout le monde comprenant qu’il parlait d’abord de la Curie.

Mais ses huit ans de pontificat marquèrent l’échec d’une interprétation « restauratrice » de Vatican II, tout d’abord parce qu’il n’avait pas réussi à gouverner cette Curie qu’il voulait purifier.

Si bien qu’en 2013, Jorge Bergoglio fut élu plus pour gouverner la Curie que pour libéraliser l’Église. Mais la libéralisation restait bien le fond du « programme » Martini, qu’il allait tout de suite mettre sur les rails. Non qu’il ait été un « progressiste » d’origine, ni non plus un « conservateur » converti : J. Bergoglio, de l’héritage péroniste, avait conservé une volonté politique de fer, sachant d’autant mieux s’adapter au relativisme dans l’air du temps qu’il n’avait qu’un faible intérêt pour la doctrine. Il exposa son dessein général dans un entretien de trente pages donné au Père Spadaro, directeur de La Civiltà Cattolica, publié simultanément en septembre 2013 dans les revues culturelles jésuites de seize pays d’Europe et d’Amérique.

On y constate que le point principal concerne un assouplissement de la morale au nom de la miséricorde. François explique que, selon lui, une pastorale missionnaire ne doit pas être « obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance » et « qu’on ne peut pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives ». Il prône ainsi l’ouverture, la miséricorde et l’accompagnement de l’Église catholique vis-à-vis des personnes divorcées et des personnes homosexuelles ou encore des femmes qui ont subi un avortement, ce qui est tout à fait évangélique, mais en omettant le « Va, ne pèche plus ! » du Christ à la femme adultère dont il a empêché la lapidation. Car, toujours selon François, « l’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible ». Du même coup, la formulation doctrinale du message est reléguée au second plan. De l’Église, comparée à un « hôpital de campagne » après une bataille, on attend qu’elle soigne les blessures « avant d’aborder le reste ». Avec une invitation, au moins théorique, à la décentralisation, le Pape invitant les églises locales à jouer un plus grand rôle et à s’inspirer des églises orthodoxes en matière de collégialité et de synodalité.

Un rhabillage plus qu’une réforme

Il serait exagéré de dire que la réforme de la Curie n’est que d’apparence. Elle a une portée symbolique, qui se concentre dans le fait que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, devenue « Dicastère pour la Doctrine de la Foi » perd sa prééminence, et passe derrière le Dicastère pour l’Évangélisation (qui regroupe la Nouvelle Évangélisation et la Propaganda Fide). Mais la constitution Prædicate Evangelium à paraître (1), malgré ses allures d’encyclique annonçant les temps nouveaux de la synodalité et de la promotion des fidèles laïcs, ne modifiera rien de fondamental dans la vie de l’Église, dans la mesure où la perception de la fonction pontificale par celui qui l’exerce aujourd’hui, après tous les papes qui ont suivi Vatican II, reste substantiellement identique. Pour mettre en œuvre, à grand bruit peut-on dire, ce qui sera au fond une simple restructuration de certains organismes de la Curie – on notera que l’organisation de la Secrétairerie d’État reste inchangée –, a été constitué, dès l’élection du pape François, un groupe de travail de neuf cardinaux (aujourd’hui six) pour remplacer la constitution apostolique Pastor Bonus, de Jean-Paul II, conseil coordonné par le cardinal Rodriguez Maradiaga, du Honduras, et ayant pour secrétaire Mgr Semeraro, évêque d’Albano, très proche du tout-puissant cardinal Stella, préfet de la Congrégation du Clergé, tous du premier cercle de gouvernement. Le projet s’est déroulé en deux directions :

1. L’assainissement des finances
Mené jusqu’au bout, il aurait pu être la part la plus notable de la restructuration. Le 26 juin 2013, a été créée une Commission consultative sur l’Institut pour les Œuvres de Religion, la banque vaticane, pour que son fonctionnement soit conforme aux règles internationales anti-blanchiment : plus de 4000 des 19000 comptes ouverts à l’IOR ont été clôturés, la détention d’un compte auprès de cette banque est désormais réservée aux congrégations religieuses, aux diocèses, aux institutions, aux employés et au personnel diplomatique du Saint-Siège. Et surtout, le 24 février 2014, par le motu proprio Fidelis dispensator et prudens, a été créé un Conseil pour l’Économie, organisme de surveillance financière du Saint-Siège, et un Secrétariat pour l’Économie, équivalent à un ministère des finances, véritable dicastère de la Curie, dont le préfet, jusqu’en 2019, fut le cardinal australien Georges Pell qui s’est mis, ou qu’on a mis, aujourd’hui en congé. Enfin, le 8 juillet 2014, par un nouveau motu proprio, l’Administration du Patrimoine du Siège Apostolique voyait la plus grande partie de ses compétences transférée au Secrétariat pour l’Économie. Ce programme d’assainissement a malheureusement été entravé par des démissions retentissantes et des querelles de compétences désastreuses. Spécialement, le Secrétaire d’État, Pietro Parolin, a fait exclure de l’audit organisé pour l’ensemble des entités financières du Vatican, en juin 2016, la Secrétairerie d’État. Malgré tout, la réorganisation a nettement progressé.

2. La réorganisation d’organismes de la Curie
On constatera bientôt qu’elle aura essentiellement consisté en regroupements. Le 15 août 2016, a été créé le Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, qui,comme on le verra, absorbe les Conseils pour les Laïcs et pour la Famille. Le 31 août 2016, a été institué un Dicastère pour le Service de Développement humain intégral, qui regroupe les compétences des Conseils « Justice et Paix », « Cor Unum », pour la Pastorale des Migrants, et pour la Pastorale des Services de Santé. Prædicate Evangelium annoncera aussi que l’Aumônerie Apostolique deviendra Dicastère pour le Service de la Charité, que le Dicastère pour l’Éducation et la Culture regroupe la Congrégation pour l’Éducation et le Conseil pour la Culture. Mais le plus important à noter est la création, pour le secteur sensible de l’information, d’un Dicastère pour la Communication, le 21 juin 2015, dont les préfets successifs ont été Mgr Dario Edoardo Viganó, puis Paolo Ruffini, un laïc, qui regroupe et supervise tous les organes de communication du Saint-Siège : Salle de Presse, Librairie éditrice vaticane, bureau Internet du Vatican, Typographie vaticane, Centre de Télévision du Vatican, L’Osservatore Romano. Ce dernier est désormais dirigé, en remplacement de Giovanni Maria Vian, par Andrea Monda, professionnel proche du Père Spadaro. Il faut souligner que la Salle de Presse comme L’Osservatore Romano dépendaient auparavant de la Secrétairerie d’État. Ils se trouvent désormais sous la houlette de la communication pontificale. Ainsi, les deux créations véritables d’instances nouvelles ont concerné les aires stratégiques des finances et de la communication, l’une et l’autre supervisées par le pape sans le filtre de la Secrétairerie d’État.

Une morale de « miséricorde »

Le grand dessein du pontificat bergoglien concernait très logiquement la morale. Il a été rapidement déployé avec un petit noyau de concepteurs efficaces, le Père Spadaro sj, Mgr Victor Manuel Fernandez, devenu depuis archevêque de La Plata, le cardinal Lorenzo Baldisseri, Secrétaire général du Synode, l’archevêque Bruno Forte, Mgr Marcello Semeraro, évêque d’Albano dont on a parlé, président de commission épiscopale pour la doctrine de la foi à la Conférence des évêques d’Italie.

Le 8 septembre 2015, le pape François publia deux motu propio, Mitis Judex Dominus Jesus et Mitis et misericorsvJesus, allégeant la procédure des éventuelles reconnaissances en invalidité des mariages.

Puis deux assemblées du Synode, extraordinaire et ordinaire, en 2014 et 2015, le cardinal Baldisseri étant aux commandes, ont préparé, avec un art consommé de l’inflexion des débats parlementaires, une évolution sur la question des divorcés remariés. Elles ont été suivies de l’exhortation apostolique Amoris laetitia, datée du 19 mars 2016, entendant donner la position actuelle de l’Église catholique sur la famille et la vie conjugale, et définissant le discernement pour l’accès aux sacrements pour des divorcés remariés.

Il est bien possible que, dans l’esprit du pape François, il ne se soit agi, à l’origine, que de concéder une sorte de laisser-passer « pastoral » et « miséricordieux ». Mais par la force des choses, il a bien fallu énoncer des principes justifiant la décision en conscience de personnes vivant dans l’adultère public pour s’approcher des sacrements. C’est ce qu’a spécialement explicité le n. 301 de l’exhortation: « Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les “valeurs comprises dans la norme” ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute ». D’où il résultait qu’en certaines circonstances, l’adultère n’était plus un péché.

L’opposition était patente avec la doctrine antérieure rappelée par Familiaris consortio, au n. 84, de Jean-Paul II : si de graves raisons empêchaient les époux « remariés »de ne plus vivre sous le même toit, ils devaient le faire comme frères et sœurs pour pouvoir accéder aux sacrements de l’Église. Cette volonté de prendre acte de la fragilité contemporaine du mariage est de conséquence considérable. D’où la procédure des dubia déposés par quatre cardinaux (six, en réalité, dit-on), indice de graves fissures au sein du collège cardinalice.

La recomposition doctrinale a été accompagnée d’une modification du personnel romain en charge de la morale conjugale. A été créé le Dicastère pour les laïcs, la famille et la vie, déjà évoqué, en lien avec l’Académie pontificale pour la Vie et avec l’Institut pontifical Jean-Paul II, pôle moral wojtylien par excellence. Les nouveaux statuts de l’Académie pour la Vie prévoient que les membres sont nommés pour des mandats de cinq ans renouvelables, ce qui a permis d’en retirer les membres les plus wojtyliens, tels le philosophe Robert Spæmann, aujourd’hui décédé, le théologien américain John Finnis et l’Autrichien Josef Maria Seifert, défenseurs décidés de la morale traditionnelle. Mais en revanche ont été nommés : Mgr Chomali Garib, archevêque de Concepción au Chili ; Maurizio Chiodi, professeur à la Faculté de théologie de Milan, un anti-Humanæ vitæ déterminé ; des non-chrétiens juifs et musulmans. Mgr Livio Melina, président de l’Institut Jean-Paul II, était remplacé par Mgr Pierangelo Sequeri. Mgr Vincenzo Paglia, anciennement président du Conseil pour la Famille (nommé par Benoît XVI), devenait président de l’Académie Pontificale pour la Vie et Gand-Chancelier de l’Institut Jean-Paul II. Mgr Kevin Farrell, cardinal quelques mois plus tard, devenait préfet du nouveau dicastère.

* * *

Cette novation fondamentale du point de vue moral, est assez semblable à celle, du point de vue ecclésiologique (œcuménisme notamment), qui fut opérée lors du dernier concile. L’effet relativiste quant à l’évangélisation des principes de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux (il y a de l’ecclésialité hors de l’Église), trouve aujourd’hui son complément dans l’effet relativiste quant aux exigences de la morale du mariage. Sauf que ce « progressisme » martinien, devenu « progressisme » bergoglien, nous l’avions déjà remarqué, est dépassé par l’état du catholicisme en Europe, ou de ce qui en reste. Dans ce catholicisme postmoderne, théorisé en France, par exemple, par le Père Theobald, sj, doctrines et normes, mais aussi fins dernières, confession sacramentelle, refus de la contraception et du recours à l’avortement, rejet de l’homosexualité, sont mises paisiblement entre parenthèses. Pour ce catholicisme, qui par ailleurs s’évanouit au fur et à mesure qu’il épouse l’ultra-modernité, la tentative bergoglienne est déjà aussi dépassée que la tentative conciliaire de s’adapter au monde de ce temps.

Abbé Claude Barthe

(1) Blog de L’Homme nouveau, 23 mai 2019, « Le contenu du projet de réforme de la Curie. « Une ecclésiologie revisitée ».

La suite de l’article se trouve ici.