Du pontificat bergoglien
IIe partie – L’échec annoncé
La première partie de cet article se trouve ici.
Nous disions, en conclusion de la première partie de cet article, que le « progressisme » du présent pontificat est dépassé par l’état du catholicisme en Occident. Il faut rajouter qu’il se déploie dans un tout autre contexte que celui de l’époque fraîche et joyeuse du Concile et de l’immédiat après-Concile, où l’Église était encore riche en hommes et en ressort moral. On pourrait qualifier le progressisme d’aujourd’hui de « progressisme second », minant une Église débilitée à l’extrême par une absence de défense contre le relativisme contemporain.
Il faut cependant noter l’aspect souvent contradictoire des prises de position du pape François : il apporte son soutien aux théories mondialistes contemporaines, mais dans le même temps, il professe un antilibéralisme social en continuité avec ce que l’on appelle la « doctrine sociale de l’Église » ; il pratique des ouvertures doctrinales libérales (sur la morale, comme on l’a vu, et aussi sur l’ecclésiologie), tout en offrant une voie royale à l’opposant patenté à ce libéralisme, la Fraternité Saint-Pie-X ; et ainsi de suite, délivrant de ce fait un enseignement impressionniste, qui ne s’embarrasse pas de rigueur théologique, mais qui se conjugue par contre avec un sens de l’autorité que l’Église avait oublié depuis longtemps.
Au total, quelque relativement modérée et parfois compensée que soit l’ouverture du pontificat d’Amoris lætitia, elle accélère puissamment l’effacement du catholicisme au sein de l’ultra modernité. Si, en effet, il reste toujours un « noyau dur » catholique – dont il ne faut pas surestimer la dureté ni l’importance –, qui cherche à résister aux ravages de cette ouverture, l’ensemble du corps ecclésial est aujourd’hui épuisé, et le regain d’une pastorale ultra-conciliaire ne peut que l’épuiser plus encore. Tout en s’épuisant d’ailleurs elle-même.
Liturgie: le mariage des contraires
Le motu proprio du 9 septembre 2017, Magnum Principium, a rectifié le canon 838, qui concerne les traductions liturgiques. Il est ainsi revenu sur l’instruction Liturgiam authenticam, publiée en 2001 sous Jean-Paul II, organisant la correction des traductions liturgiques défectueuses, dont la responsabilité était attribuée aux Conférences épiscopales. Retour de balancier : celles-ci ont à nouveau la responsabilité de « préparer fidèlement les versions des livres liturgiques dans les langues courantes, adaptées convenablement dans la mesure des limites définies », le Saint-Siège se réservant de les « approuver » et non plus de les « revoir », précision assez subtile, mais de portée symbolique importante.
En matière de déclarations de sainteté, le Pape a fréquemment eu recours à la « canonisation équipollente » (c’est-à-dire décidée par un simple décret du Pape confirmant un culte déjà ancien), quand ses prédécesseurs en usaient exceptionnellement, interprétant libéralement cette procédure pour canoniser Jean XXIII, qui n’avait alors qu’un seul miracle officiellement reconnu. Le 11 juillet 2017, il a introduit « l’offrande de la vie » (le baptisé a accepté une mort prématurée pour le service des autres) parmi les critères permettant d’introduire un procès en béatification puis en canonisation, à l’égal du critère du martyre et de celui de la pratique héroïque des vertus.
En rupture avec le style du précédent pontificat, le pape François a volontiers transgressé des normes établies. Le Jeudi Saint, 28 mars 2013, il a lavé les pieds de détenus du centre de détention pour mineurs de Casal del Marmo, dans la banlieue de Rome, dont deux femmes, l’une italienne catholique, l’autre serbe musulmane (ce qu’un décret de la Congrégation pour le Culte divin du 21 janvier 2016 permettra a posteriori). De même, le Jeudi Saint, 24 mars 2016, il a lavé les pieds de onze migrants de confessions chrétienne, musulmane ou hindoue, dans le centre d’hébergement de Castelnuovo di Porto, près de Rome.
Mais en revanche, il a accordé à la Fraternité Saint-PieX, conservatoire de la liturgie antéconciliaire, des faveurs répétées et sans contreparties. En Argentine, où tout institut se disant catholique doit obtenir une reconnaissance de l’Église pour bénéficier d’un statut civil, le cardinal Poli, archevêque de Buenos Aires, a demandé en 2015 au ministère argentin des cultes, en accord avec le Pape, de considérer la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X comme une association de fidèles de droit diocésain.
Pendant le Jubilé extraordinaire de la Miséricorde (8 décembre 2015 au 20 novembre 2016), le Pape a déclaré que les fidèles approchant les prêtres de la FSSPX pour se faire absoudre en confession, auraient la possibilité de recevoir l’absolution valide et licite de leurs péchés.
Dans la lettre Misericordia et misera, signée le jour de la clôture du jubilé, il décida de prolonger sans limite cette autorisation. De même, le 4 avril 2017, par une lettre de la Commission Ecclesia Dei, étaient autorisés les mariages de fidèles catholiques bénis par des prêtres de la FSSPX.
Enfin, de manière plus subtile, il a fait une faveur à la même fraternité en supprimant, par motu proprio, publié le 19 janvier 2018, la Commission Ecclesia Dei, absorbée par la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Les compétences (notamment établir des contacts avec la Fraternité Saint-Pie-X en vue d’un « retour à la pleine communion ») de cette Commission – fondée par le motu proprio Ecclesia Dei adflicta, du 2 juillet 1988, à la suite de la consécration par Mgr Lefebvre, sans mandat pontifical, de quatre évêques –, sont désormais exercées par la Congrégation pour la Doctrine de la foi, la FSSPX répugnant de traiter avec la Commission et ne voulant avoir de rapports qu’avec la Congrégation.
Doctrines à la mode et doctrine sociale traditionnelle
Le pape François, en divers moments, a condamné l’individualisme libéral et la croyance en un « progrès matériel sans limite ». Rappelant que le bien commun compte davantage que la propriété privée, il dénonce le fétichisme de la marchandise, la « vision consumériste de l’être humain » qui « tend à homogénéiser les cultures » et le pouvoir de l’argent. Ces positions ont suscité chez certains de ses détracteurs des accusations de crypto-marxisme ou d’« antilibéralisme radical ». En réalité,elles représentent peut-être la veine la plus traditionnelle de son enseignement, conforme à l’antilibéralisme de ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine sociale de l’Église
.Ainsi, dans Laudato si, du 24 mai 2015, au n. 93 : « Le principe de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens et, par conséquent, le droit universel à leur usage, est une règle d’or du comportement social, et “le premier principe de tout l’ordre éthico-social” [Laborem exercens, n.19]. La tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée. » Ou encore dans l’exhortation Evangelii gaudium, du 24 novembre 2013, n.56 : « Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du biencommun. »
Mais il s’agit de notations ponctuelles à l’intérieur d’un enseignement écologique qui, tout en contenant de beaux développements sur la garde de la création confiée à l’homme, mais aussi d’étranges sonorités païennes (cf. le stupéfiant Instrumentum laboris de l’assemblée du Synode sur l’Amazonie), sacrifie aussi largement à des thèmes en vogue comme « l’écologie intégrale », le « développement durable ». Personne ne contestera le bon sens du Pape qui s’élève contre le fait que « des centaines de millions de tonnes de déchets sont produits chaque année, dont beaucoup ne sont pas biodégradables. » Mais il aventure beaucoup l’autorité pontificale en affirmant que « la plus grande partie du réchauffement global des dernières décennies est due à la grande concentration de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, oxyde de nitrogène et autres) émis surtout à cause de l’activité humaine. En se concentrant dans l’atmosphère, ils empêchent la chaleur des rayons solaires réfléchis par la terre de se perdre dans l’espace. » (Laudato si, n.23)
De même, les prises de position sur les problèmes migratoires sont perçues comme participant des idées en vogue, la reprise des thématiques pro-immigration n’étant corrigée par aucune réflexion critique sur les théories mondialistes qui les soutiennent, ni par des considérations sur les rapports des hommes, citoyens ou étrangers, à la Cité qu’ils quittent et à celle qu’ils veulent rejoindre.
Ainsi, le 8 juillet 2013, le Pape s’est rendu sur l’île italienne de Lampedusa, située au large de la Tunisie, porte d’entrée en Europe pour de nombreux migrants africains. Sa visite avait pour objectif d’attirer l’attention du monde sur la situation des migrants et de fustiger « la culture du bien-être » qui rend les hommes « insensibles aux cris d’autrui […] et aboutit à une globalisation de l’indifférence ». Le 16 avril 2016, il a accueilli 17 réfugiés syriens de l’île grecque de Lesbos, membres de trois familles musulmanes. Le mardi 21 février 2017, il a ouvert par une audience le sixième forum international sur les migrations et la paix. Le 16 décembre 2018, il a apporté son soutien au controversé Pacte mondial sur les migrations, dit «Pacte de Marrakech», dont les bonnes intentions visent à faire que les migrations soient « sûres, ordonnées et régulières », mais qui désarme concrètement les États face aux invasions migratoires.
La prise de position la plus forte s’est faite sous la forme d’une étonnante action subversive : le cardinal Konrad Krajewski, aumônier apostolique, en charge des missions de charité du Pape, est venu en personne, le 12 mai, briser les scellés posés par la police, à la demande de l’ACEA, l’agence d’électricité, pour rétablir le courant dans un bâtiment occupé entièrement par des immigrés. (L’électricité du bâtiment avait en effet été coupée parce que l’Action Diritti in movimento, centre social dirigé par l’extrême gauche qui avait organisé l’occupation, ne la payait pas).
Œcuménisme et dialogue avec les religions non-chrétiennes
En matière d’œcuménisme, le point sensible est, on le sait, celui de l’intercommunion. En février 2018, la majorité des évêques allemands avaient approuvé, en s’inspirant d’Amoris lætitia, un document visant à permettre aux époux de mariages confessionnels mixtes de participer ensemble à l’eucharistie. Sept d’entre eux avaient vivement réagi contre. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi les avait tous convoqués à Rome… pour décider qu’il fallait réfléchir.
Rentrant de Roumanie, le dimanche 2 juin – le jour même où il avait posé un acte que beaucoup avaient estimé particulièrement anti-œcuménique en béatifiant sept évêques uniates qui avaient refusé de plier devant le régime communiste –, le pape François tenait une conférence de presse dans l’avion qui le ramenait à Rome. À la question : « Quels devraient être les rapports entre les confessions chrétiennes, notamment entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe ? », il répondait : « Cheminer ensemble, c’est cela déjà l’unité des chrétiens et ne pas attendre que les théologiens se mettent d’accord pour faire l’eucharistie (non aspettare che i teologi si mettanod’accordo di fare l’eucarestia). L’eucharistie se fait tous les jours avec la prière, la mémoire du sang de nos martyrs, les œuvres de charité et aussi par l’amour mutuel. » Ce que le texte officiel de L’Osservatore Romano a affaibli en : « ne pas attendre que les théologiens se mettent d’accord pour arriver à l’eucharistie (non aspettare che i teologi si mettano d’accordo per arrivare all’Eucaristia) ».
Il n’y eut pas, en revanche, de « gazage » possible (terme « technique » désignant la correction, dans les publications officielles, de certaines audaces pontificales) pourle texte de la déclaration commune du pape François et de l’imam Ahmad Al-Tayyeb du 4 février 2019, sur la Fraternité humaine : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains. »
Cette phrase, attribuant à la volonté divine la diversité dans les croyances religieuses, a soulevé de nombreuses critiques. En réalité, elle n’est qu’un développement du passage crucial de la déclaration conciliaire Nostra ætate : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose [souligné par nous], cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes » (n. 2 §2). Vatican II passait ainsi du respect pour les « semences du Verbe » qui peuvent se trouver dans les religions non chrétiennes, à un respect global pour ces religions comme telles, respect du bouddhisme, de l’hindouisme, des religions traditionnelles, de l’islam. En définitive, la phrase de la déclaration sur la Fraternité est troublante, mais pas moins que celle, tout aussi conciliaire, de la prière de Jean-Paul II en Jordanie, le 21 mars 2000 : « Que saint Jean-Baptiste protège l’islam ! »
Jusqu’où le décalage entre ligne romaine et « petit reste » catholique ?
Comme un point d’orgue à l’orientation « progressiste » du pontificat, l’assemblée du Synode sur l’Amazonie, qui se tiendra en octobre, doit, contrairement à toute la tradition latine, entrouvrir la porte à l’ordination d’hommes mariés. Ce qui garantit un nouvel accès de fièvre libérale dans un corps profondément débilité.
Le catholicisme étant essentiellement transmission, traditio, cette orientation « progressiste » poursuit et accélère le long mouvement d’auto-annihilation du catholicisme que l’on observe depuis le dernier concile. Mais il continue aussi le suicide de la tendance qui porte cette orientation. Car le « progressisme », dont la traduction sociologique se trouve précisément dans le fait que la transmission n’est plus opérée – ou n’est que très imparfaitement opérée – de génération en génération, spécialement en ce qui concerne les connaissances de base du message évangélique et du catéchisme, frappe d’abord ceux qui le diffusent. Autrement dit, les catholiques qui réinterprètent depuis un demi-siècle les données de la tradition en fonction des attentes modernes sont aussi les premières victimes de la rupture des canalisations à laquelle ils s’emploient : eux-mêmes n’assurent plus d’auto-transmission, leurs enfants cessant de pratiquer, de manifester des vocations, et même à la fin de se dire catholiques.
Les catholiques du « petit reste », quelle que soit leur faiblesse numérique et intrinsèque, sont aujourd’hui ceux qui tentent encore de transmettre, spécialement en engendrant une progéniture qui continue de s’affirmer catholique par la connaissance du catéchisme, les vocations, la pratique dominicale et sacramentelle. Le décalage entre ce « petit reste » et une ligne romaine de plus en plus déconcertante pour lui, peut-il continuer à s’élargir ? Pas indéfiniment.
Abbé Claude Barthe