L’interminable révolution conciliaire
Ce titre est celui de la conclusion très dense du dernier livre de l’historien Yvon Tranvouez, L’ivresse et le vertige. Vatican II, le moment 68 et la crise catholique[1]. L’historien considère Vatican II comme un événement global. En l’assimilant à la Révolution, il pose implicitement, en l’appliquant au Concile, la question du débat du bicentenaire de la Révolution en 1989 : cette « révolution conciliaire » est-elle ou non achevée ? Achevée, soit par une victoire définitive (comme la Révolution l’a été par l’avènement du gouvernement Ferry en 1880), soit par une restauration qui fermerait la parenthèse que l’événement de Vatican II aurait représenté. Elle n’est achevée dans aucun des deux sens.
Les chapitres du livre d’Yvon Tranvouez parcourent des sujets comme la crise catholique en terre de chrétienté (la Bretagne) au cours des dix années de liquidation (1965-1975), ou encore le choc des sciences humaines sur le clergé (lorsqu’il avait la culture et le loisir de s’y intéresser), et livrent aussi deux morceaux de bravoure, si l’on peut dire, constitués par deux études sur la psychologie et le parcours de Bernard Besret, le prieur explosif de Bocquen, qui a « fait » les textes conciliaires (la vie religieuse) avant de les traduire en « esprit », et du jésuite Michel de Certeau, « intermittent du spectacle sur la scène catholique de gauche », aussi difficile à comprendre qu’étonnamment clairvoyant sur la profondeur de la crise religieuse ouverte après le Concile, il avait relevé entre autres, dès 1976, que l’affaire Lefebvre avait établi un nouvel état des forces (ce qu’un étonnant motu proprio récent vient de souligner).
Yvon Tranvouez, un peu à la manière de son confrère Guillaume Cuchet dans son livre, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement[2] – et dans sa récidive, Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France[3], émet un jugement finalement très critique sur le discours que l’institution ecclésiastique tient et se tient à elle-même à propos de son histoire récente.
Une histoire tout entière attachée à Vatican II. Or, Vatican II est devenu un concile très daté. Il a voulu, dans les années 1960, rendre le message chrétien audible au monde de l’Amérique de Kennedy et répondre à ce qu’il estimait être ses interrogations. Mais le monde a depuis complètement changé et, de toutes façons, il ne pose plus de questions à l’Église (si tant est qu’il en posait vraiment alors : il lui suggérait plutôt des acquiescements, que désormais il exige brutalement). En fait, c’est ce qu’Y. Tranvouez qualifie joliment d’« émigration intégriste », impossible à résorber, qui explique principalement le « ressassement » de Vatican II. Nous parlerions pour notre part de mauvaise conscience, qui engendre un perpétuel discours de justification et de célébration.
« La rumination de Vatican II est d’autant plus étonnante qu’elle est, si l’on veut bien y réfléchir, à la fois équivoque et inutile », écrit Yvon Tranvouez. Rumination équivoque, parce que factice : « la réactivation artificielle du mythe conciliaire » d’une Église unie dans une réforme interne est illusoire ad intra, comme l’avait noté Michel de Certeau à propos de l’affaire Lefebvre, l’Église étant au reste devenue plus polyphonique que jamais, et illusoire ad extra, avec le monde, puisque l’optimisme des années 1960 s’est envolé. Rumination inutile, puisque désormais conservateurs comme progressistes se réclament de Vatican II.
Certes, le problème majeur est aujourd’hui « le divorce entre la mentalité contemporaine et le langage chrétien » (peut-il en être autrement ?), mais le langage rénové par le Concile, tout mystère s’étant envolé avec le latin (et avec une prédication au maximum aplatie), est encore plus incompréhensible – et plus évidemment inintéressant pour « les hommes d’aujourd’hui », dirions-nous.
Intéressant est le parallèle que l’historien fait entre l’histoire de la Révolution française et celle de Vatican II : l’ouverture de ce dernier, en 1962, ressemble à la tenue des États généraux, avec des documents transactionnels entre l’ancien et le nouveau, qui ne sont pas plus adaptés à la situation de l’Église créée par la déflagration conciliaire que n’était adaptée la constitution de 1791 à la France en révolution ; Mai 68 est comme l’accélération qu’avait provoquée sur le processus révolutionnaire la guerre en 1792 ; mais déjà, comme la Révolution, le Concile avait « dérapé », ce que dénonçait Jacques Maritain dans Le paysan de la Garonne, en 1966 ; élection en 1978 de Jean-Paul II, comme un 18 Brumaire. Avec une suite : Benoît XVI, en 2005, et son « verrouillage » (très relatif) ; puis François, en 2013, et sa tentative de remake de Vatican II (qui va accoucher d’un Synode parlant de la synodalité d’une Église en train de synoder).
« Aujourd’hui Vatican II, transformé en objet de célébration, est devenu au mieux vintage, au pire kitsch. »
Abbé Claude Barthe
[1] Desclée de Brouwer, août 2011.
[2] Seuil, 2018.
[3] Seuil, septembre 2021.