01/01/2022

La périphérie (argentine) devenue centre et vice-versa

Par l'abbé Jean-Marie Perrot

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Avec une fierté certaine ou toute mitigée, les Français – peut-être plus que d’autres – reconnaissent certains de leurs compatriotes dans les références citées par le pape François à l’appui de ses enseignements (le terme est-il toujours approprié ?), bien que cela doive être fortement relativisé en raison de la facture de ces textes en très grande part autoréférencés, pour ne pas dire autocentrés… On peut citer, pour le concept de périphérie comme centre d’une réforme de l’Église, Congar ; pour la critique de la mondanité et des rigidités, Lubac ; et peut-être, pour une conception particulière du sensus fidei comme lieu théologique dynamique, Chenu. On n’oubliera pas les grands frères jésuites, Lubac toujours, Teilhard de Chardin, Michel de Certeau, les considérations de ce dernier sur la sortie d’Abraham de sa terre comme exemplaire de la position de l’Église dans un monde sécularisé, annonçant l’injonction adressée à celle-ci d’être « en sortie ».

Suffit-il pour autant d’additionner ces références et d’autres, qui ont en commun d’être « conciliaires », à quelques exceptions près comme Guardini (même si la dépendance est plus revendiquée que manifeste), pour rendre compte de la pensée du pape François, de ses textes, qui sont devenus autant de balises obligatoires de la vie de l’Église, comme le déclarent les documents inauguraux du processus synodal sur la synodalité, commencé l’automne dernier ? Ce serait faire de lui un Européen, ce qu’il n’est pas. Son évident désintérêt pour le vieux continent, à l’exception de ses frontières, de ses périphéries migratoires comme Lampedusa ou Chypre récemment, en est le signe. Sauf si, dans sa logique, l’attention à ces périphéries est justement un vrai, mais curieux, intérêt pour l’Europe…

De même, scruter la figure, la posture de François, qui relève pour beaucoup – nul ne le conteste plus – d’une construction dont l’intéressé est le premier responsable, n’apporte au premier abord rien de substantiel à la résolution de cette question. Toutefois, elle n’est pas sans cohérence, loin de là, avec la réponse qu’on croit pouvoir y donner.

Une théologie du peuple à fondement péroniste

C’est évidemment vers la théologie argentine du peuple qu’il faut se tourner. On y retrouve les apports européens signalés plus haut, mais intégrés dans une argumentation et une praxis qui, quelles que soient les nuances, entrent de plain-pied dans la famille des théologies de la libération.

Nous appuyant sur un article un peu ancien mais auquel l’actualité conserve sa pertinence, nous voudrions éclairer un trait important, peut-être le plus fondamental, la pierre d’angle même de la pensée bergoglienne. Intitulé « Aux sources culturelles de la pensée du pape François », cet article[1] est un long commentaire, à la fois laudatif et critique, tant de la pensée de François que de la théologie du peuple, à travers la présentation d’un ouvrage de Juan Carlos Scannone, dont le sous-titre est « les racines théologiques du pape François ». Rappelons, pour en indiquer l’intérêt, que le défunt jésuite argentin Scannone fut le professeur de Jorge Mario Bergoglio puis, celui-ci devenu François, son commentateur fervent.

On peut résumer la genèse de la théologie du peuple (et, selon Scannone, de la pensée de Bergoglio) ainsi : l’Église latino-américaine a reçu du concile Vatican II principalement la constitution pastorale Gaudium et spes, en l’enrichissant de la thématique de la pauvreté que les Pères conciliaires, pourtant encouragés par Jean XXIII au commencement, avaient oubliée et qui ne figure qu’à la marge dans les documents finaux. Plus encore, cette thématique fut placée à la source et au centre de la réflexion et ce, non d’une manière statique (ce qui n’aurait pu avoir que des conséquences conservatrices, caritatives), mais selon une dynamique radicale et globale de libération. C’était, selon ses promoteurs, interpréter, inculturer Gaudium et spes, mais aussi les enseignements de Lumen Gentium sur l’Église comme peuple de Dieu, l’inculturation dont on parle ici ayant pour un de ses axes majeurs l’association – jusqu’à la tentation de les superposer – de la notion biblique et théologique de peuple de Dieu et de la réalité sociale, économique, politique du peuple dans les sociétés latino-américaines. On retrouve d’ailleurs cette polysémie ambiguë dans les documents de François.

Cela, qui est commun à toutes les théologies de la libération et qui assez bien connu, a trouvé une traduction spécifique en Argentine ; et c’est ce point-ci qui nous intéresse proprement : En effet, alors que certains théologiens latino-américains insistaient sur les dimensions économiques et politiques, avec une influence du marxisme patente, ceux d’Argentine préférèrent une perspective plus sociologique, historique et culturelle. Dans ce cadre, fut entreprise une « relecture volontairement positive de l’expérience historique de l’Argentine » (Guibal, p.694), selon un prisme qu’on qualifiera de populiste, au sens technique que la théorie politique lui donne : Une histoire où, depuis le 17ème siècle, les aspirations du peuple ont été reconnues et portées par des « héros (…) revendiquant pour tous, et notamment pour les plus modestes, une égale dignité » (id.). Au fil de cette histoire, « l’esprit évangélique de service et de réconciliation l’aurait en fin de compte emporté sur les conflits et les divisions, une réalité originale aurait émergé, celle d’un peuple nouveau advenant à la conscience de soi et apprenant à prendre en charge son histoire à sa manière spécifique. De l’artiguisme au péronisme en passant par l’irigoyénisme, le « caudillisme » argentin lui-même témoignerait de la recherche d’une unité organique entre les dirigeants et le peuple dont ils émanent ainsi que d’une conscience politique mue par une volonté générale de justice et de paix. » (Guibal, p.693) Peut-être, pour ne pas en rester au terme générique et souvent péjoratif de populisme, mais avouant une ignorance assez complète de l’histoire politique argentine, et en tenant compte qu’en Europe le terme de caudillo renvoie trop directement à la figure et au régime du général Franco, doit-on parler d’un fondement péroniste de la théologie du peuple. Telle semble être, en tout cas, la caractéristique propre de celle-ci.

L’histoire ne s’arrêtant pas, et les sociétés évoluant, le regard vers le passé ne saurait suffire. Toutefois, la grille de lecture, poursuit Scannone, demeure. Le peuple d’hier s’est diversifié en périphéries multiples : Dans le passé, l’enjeu fut la rencontre et le « métissage politico-culturel » de deux populations et de deux races ; aujourd’hui la rencontre est plus vaste, plus ouverte : « la culture latino-américaine d’aujourd’hui est en quête d’une « synthèse vitale » entre trois imaginaires en tension : celui d’une tradition catholique inculturée, celui de la liberté moderne et celui des altérités postmodernes. » (Guibal, p.695, note 32)

Dans un article de 2013 paru dans la revue jésuite romaine La Civiltà Cattolica, Scannone avait montré une incapacité à poser une limite au-delà de laquelle l’altérité postmoderne considérée n’est plus une périphérie au sens de la théologie du peuple, laissant ainsi présager un débordement par toutes les revendications : « Il y a une ouverture à de nouvelles propositions, comme la philosophie interculturelle (Fornet-Betancourt, Dina Picotti), la philosophie du genre et d’autres encore. »[2] La mention de la philosophie du genre attire évidemment l’attention et renvoie à des propos ou actes de François vis-à-vis ou en faveur des homosexuels et des transsexuels. Moins connue, la référence à l’afrocentrisme de Dina Picotti, qui est une critique radicale de l’histoire officielle argentine, sans que cela paraisse devoir pour Scannone relativiser le récit péroniste, en déboulonner la statue (puisque le livre de Scannone est postérieur à son article), a pour nous le mérite de rappeler une faiblesse majeure des théologies de la libération : Étant essentiellement des praxis, leur cohérence interne ne présente pas grand intérêt. Ce qui, paradoxalement, fait aussi leur force, celle de ne pas prendre en compte les critiques intellectuelles qui leur sont adressées.

Un pape-caudillo 

Il serait fructueux, pensons-nous, de relire à l’aune de cette ligne fondatrice de la théologie du peuple, une à une et surtout dans leur logique globale, bien des initiatives de François.

À commencer par la posture qu’il a prise : Jorge Mario Bergoglio, élu au Siège de Pierre, a endossé le rôle de ce héros argentin rencontrant le peuple et s’en faisant le porte-voix. À une nuance près, et elle est de taille : l’amplitude universelle qu’il lui donne. L’image d’un François convivial, proche, pauvre, boudant les centres historiques de l’Europe (la France notamment) mais se rendant à ses périphéries (Lampedusa) ou au lieu de son élaboration nouvelle (instances européennes de Strasbourg), participe de cette logique. Même la dimension plus miséricordieuse que morale, plus spirituelle et pastorale que dogmatique – nous reprenons ici, telles quelles, certaines oppositions présentes dans le discours bergoglien – ne fait à certains égards que renvoyer à l’anti-élitisme démagogique et à l’anti-intellectualisme qu’on trouve dans le populisme historique argentin et dans l’écriture à tout le moins idéalisée de l’histoire nationale qu’en fait la théologie du peuple.

Une telle relecture éclairerait également les idées avancées par François. Au premier plan, on mentionnera le rôle dévolu aux périphéries, jugé irremplaçables, mais avec une imprécision sur ce qu’elles sont. Le concept de périphérie paraît s’ouvrir à des catégories de plus en plus éloignées de la pauvreté au sens classique (minorités sexuelles ou, selon Laudato si, la création elle-même). Ou bien il semble remplacer ce qu’on pensait auparavant comme étant au-delà des frontières de l’Église (protestants lors de l’anniversaire de Luther, musulmans lors de la déclaration d’Abu Dhabi). Le tout avec pour horizon une fraternité ouverte et inclusive, un métissage de tous ordres. Sur le plan temporel, ne peut-on voir dans l’injonction faite aux populations des pays riches d’accueillir les migrants et de former avec eux une communauté renouvelée se partageant les fruits de la terre qui appartiennent à tous[3], un miroir du « métissage politico-culturel » réussi que serait l’Argentine ?

Est-ce vraiment une histoire réussie ? Ce n’est pas sans importance, mais nous sommes incompétents à le décider. Quoi qu’il en soit, quelques questions doivent être posées :

– Est-il pertinent de transposer l’expérience argentine à toutes les situations ? Cela paraît à l’évidence buter sur des réalités historiques et culturelles : le héros populiste argentin ne correspond pas à des traditions culturelles et politiques comme celles de la France, des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni, de Venise et autres cités, etc. La rencontre entre deux populations, cultures et religions, a pris aussi la forme de la résistance des pays chrétiens du centre de l’Europe à la poussée militaire ottomane. Le prisme argentin paraît ainsi réducteur, s’il prétend se faire le critère du présent et de l’avenir de tous, en faisant table rase des passés particuliers. Alors, paradoxalement, loin de s’y opposer comme elle le prétend et le pense peut-être sincèrement, l’universalisation de la théologie du peuple par François devient une des faces du mouvement uniformisateur de la globalisation régnante.

– La polysémie du terme peuple doit être clarifiée : la théologie du peuple s’en est dispensée en arguant de l’évangélisation de longue date et en profondeur de l’Argentine. Ce ne peut être le cas après la vague de sécularisation, d’agnosticisme et de matérialisme, et celle de l’islam, qui ont déferlé ces dernières décennies. On ne peut pas ou plus superposer, dans la plupart des sociétés, peuple de Dieu et peuple ; et moins encore selon la perspective argentine où la périphérie est vue comme le cœur irriguant de sa vie le reste du corps social.

– De même, pour le gouvernement, on ne saurait associer, peut-être même pas de loin, la fonction du pasteur de l’Église et celle du caudillo du peuple, pour diverses raisons, dont la première et principale est que le second est l’émanation du peuple – ou se prétend tel -, peuple d’où il tire sa légitimité, alors que le souverain pontife est le vicaire du Christ, selon un ordre descendant. Mais il est vrai que, depuis l’annuaire pontifical de 2020, « Vicaire du Christ » a été rétrogradé en bas de page au rang de « titre historique » ; et que le processus synodal sur la synodalité veut nous persuader que le sensus populi[4] est premier et guide jusqu’aux pasteurs eux-mêmes.

Abbé Jean-Marie Perrot


[1] Francis Guibal, « Aux sources culturelles de la pensée du Pape François », in Ephemerides Theologicæ Lovanienses 93/4 (2017), pp. 685-708. Pour l’ouvrage recensé : Juan Carlos Scannone, La théologie du peuple. Les racines théologiques du Pape François, traduction française mai 2017, éditions Lessius, 270 p. Francis Guibal en a été le traducteur et le préfacier.
[2] J.C. Scannone sj, « La filosofia della liberazione », in : La Civiltà cattolica, tome 3920, 6 avril 2013, pp.105-120
[3] « Chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. » (Fratelli tutti, n°124).
[4] On reprend à dessein une variante de la formule classique sensus fidelium, promue par un membre éminent de la galaxie bergoglienne : Victor Manuel Fernández, « El ‘‘sensus populi’’ : la legitimidad de una teologia desde el pueblo », in : Revista Teologia, tomo XXXIV, n°72, 1998, pp.133-164.