01/10/2019

L’épiscopat 2.0

Par Philippe de Labriolle

Charité bien ordonnée commence par soi-même. À Vatican II, l’épiscopat fut magnifié par ceux qui firent le Concile avant de l’appliquer, c’est-à-dire les évêques eux-mêmes. Directement envoyés par le Christ, ainsi que l’actuel Président de la Conférence des Évêques de France, Mgr de Moulins-Beaufort les promeut, motu proprio, le 24 mars 2012, dans un discours-programme prononcé à Lourdes devant ses pairs (1).

Mais la vague était porteuse, la féodalité en marche, la Fronde gallicane en vue. Bref, l’Église, c’est nous, et c’est à nous de dire la foi dans les mots d’aujourd’hui. Le clergé enseigné, face à ces inspirés, devait s’exécuter perinde ac cadaver. Les défroquages multiples, dès 1966, suivis de la chute massive des vocations sacerdotales et religieuses, sans parler de la désertion des fidèles, ne furent compensés par aucun recrutement « mondain ». En effet, l’étrangeté des exigences portées par l’Esprit du Concile a conduit massivement les pratiquants à mettre de la distance entre eux et cette Église revue et corrigée, qu’au risque de l’anachronisme on désignerait de nos jours par le logo « Église 2.0 ».

Entrer dans la mentalité d’un prêtre « à l’ancienne », et même d’un évêque de même inspiration traditionnelle, au titre de la plénitude du sacerdoce, n’est pas hors de portée. Il a appris à mettre de l’ordre là où le monde met du désordre. Il est heureux de conduire vers l’Église les âmes en recherche. Le Curé de campagne immortalisé par Bernanos s’entend rappeler cet axiome par son doyen, subsidiarité oblige. L’évêque gouverne, certes, mais il fait la même chose au quotidien, mutatis mutandis, que le plus humble de ses prêtres. Ils ont le même Père, la même feuille de route, celle de la sainteté.

Mais voilà que, mobilisé par le souffle nouveau dont il se disait le témoin, l’épiscopat mondial, ragaillardi de son unanimité ou peu s’en fallait, met son despotisme éclairé au service de la modernité et passe au tamis les forces vives. Il exclut les rétifs, impose ses nouvelles normes, attriste ses « vieux croyants ». La pensée d’hier est déclarée morte. Demain naîtront des sacrifices consentis ou imposés. L’ordre d’hier était un désordre. Qu’on se le dise ! Quoiqu’universel, l’amour des novateurs s’arrête aux pieds des réticents. L’affaire n’est pas mince : l’Esprit Saint Consolateur s’est soumis à la dialectique hégélienne. La vérité d’aujourd’hui périme celle d’hier. Provisoirement. Demain est un autre jour. Las ! Une pensée fausse est, disait Descartes, comme une pomme pourrie dans un panier. Elle pourrit les autres pommes.

Relisons Gaudium et spes. Lisons le, soyons simples… Aujourd’hui, l’Église n’a plus d’ennemi. Elle ne connaît que des ignorants se sachant tels, avides de l’Évangile, pourvu que le goupillon ait rompu avec le sabre. L’influence politique de l’Arche de salut des sociétés s’effondre, mais seules les adhésions libres sont appréciées. La qualité est préférable à la quantité, nouvel avatar de l’élitisme. Mais l’effondrement numérique, bien réel en « Occident qui fut chrétien », est le bilan de son épiscopat 2.0 ! Dans des diocèses exsangues, on tient à distance les communautés ayant l’audace de faire mentir « l’inspiré » Henri de Lubac (2). Ces communautés qui étaient condamnées à mort reviennent à la vie, même sans accès au « pouvoir » sinon celui qui procède de la Vie elle-même. C’est insupportable, non?

Sous l’optimisme indéfectible, le tragique affleure : l’Église n’est pas aussi fiable qu’elle le prétend. Son passé historique l’accuse. Être prêtre « conciliaire », c’est détester en soi tout ce sacerdoce qui le sépare du monde et l’unit à une histoire suspecte. Plus un prêtre est conciliaire, plus il est conduit à mesurer l’obsolescence de sa mission. A fortiori s’il est convaincu de l’universalité du Salut, qui, en toute logique, l’assimile à la mouche du coche. Être un évêque conciliaire, est-ce vénérer les grands aînés, tels que Bossuet, Mgr Pie ou Mgr Freppel, ou rompre avec ces voix fortes, incommodantes aux mondains ? Tout au contraire, en s’astreignant à ne jamais choquer le fidèle moderne, et postmoderne qui plus est, par le rappel de ses devoirs envers Dieu, l’Ordinaire revu et corrigé se persuaderait-il que le silence est d’or, et que les martyrs qui bâtirent l’Église ne furent victimes que d’eux-mêmes, par rigidité et maladresse. Renoncer à l’affirmation du vrai, pour n’incommoder personne, n’est-ce pas le prix de la paix ?

Mais en quoi le silence des clercs fait-il signal apostolique face au silence des indifférents et des négligents ? D’ores et déjà, le programme s’éclaircit : plus le clerc est conciliaire, plus il œuvre à la disparition du clerc. Car le monde rejette le clerc, tout comme il a rejeté le Christ Sauveur. La paix n’a pas de prix, mais elle a un coût. Il n’est pas nécessaire que le sang du clerc coule, il suffit que le clerc renonce à toute parole incommodante au monde, et se convainque qu’il est envoyé par le Christ pour ça, et pas autre chose. Mais cela doit rester in petto. Motus ! Car subsistent encore des troupes non recyclées et, partant, dangereuses pour la paix…

Le pôle « conciliaire », en chacun, clerc ou simple baptisé, refuse le combat contre les mirages du monde. Le pôle catholique nomme inlassablement le Nom du Sauveur, s’exposant à être crucifié comme son Maître. Le P. de Lubac, finalement, est paradoxalement validé par l’Histoire : le « Monde » est bel et bien massivement entré dans l’Église, mais à la mesure de l’occultation du Visage de l’unique Sauveur.

Ph. de Labriolle

1. En conséquence: les fidèles laïcs « doivent accepter que leur comportement corresponde à la figure que ceux à qui il appartient de le déterminer [les évêques] veulent pour l’Église à ce moment-là ».
2. On pourrait résumer ainsi son Drame de l’humanisme athée, (Spes, 1944) : l’athée cherche sincèrement Dieu ; son drame est de confondre Dieu qu’il cherche sincèrement et Celui qu’adore l’Église Catholique, dont il ne veut à aucun prix rejoindre les rangs ; le « Monde » entrera donc massivement dans l’Église quand celle-ci cessera d’occulter le Visage Divin.