01/10/2019

Église: où sont les successeurs des Apôtres?

Par l'abbé Claude Barthe

Pour amorcer une sortie de l’interminable crise qu’elle connaît depuis un demi-siècle, et dont la gravité est surmultipliée sous le présent pontificat, l’Église a besoin de Pasteurs de haute stature et de grande force, pieux, conscients de leur immense responsabilité. Tout simplement des Successeurs des Apôtres. Cela suppose qu’ils s’arrachent à une sorte de magistère mou de consensus majoritaire, qui s’est superposé à celui de la parole apostolique qui requiert l’assentiment au nom du Christ.

Une centralisation croissante

Si l’on considère l’épiscopat latin dans le temps long, on observe que la romanisation opérée par la réforme grégorienne et celle de Trente avait dynamisé un épiscopat de haute qualité dans toute l’Europe, malgré bien des faiblesses individuelles ou collectives (gallicanisme, joséphisme et autres régalismes). À l’épreuve de la Révolution et de la situation politique nouvelle, hostile à la forme sociale de chrétienté, qui s’est installée par degrés en Europe et dans le monde, cette romanisation s’est encore accrue par réflexe de défense – l’Église est devenue une citadelle assiégée se résumant au donjon romain –, et cela a induit des effets pervers. La lutte contre la montée des périls de la modernité a pris le relais de celle contre les régalismes, version Lumières. Rome a pris en charge l’ensemble et le détail de la discipline ecclésiastique, de la liturgie et de ses éventuelles modifications. Dans le même temps, l’image et la fonction de prince chrétien ayant peu à peu disparu, le pape s’est retrouvé en quelque sorte le seul souverain légitime au sein des sociétés nouvelles, vers lequel clergé et fidèles se sont regroupés dans un culte du pape vivant qui n’avait jamais existé auparavant. Cette vénération atteignit des sommets lorsque Pie IX fut dépouillé des États pontificaux, et elle ne s’est ensuite jamais affaiblie (y compris après le virage à 180 degrés de Vatican II, la situation d’isolement du catholicisme ne cessant d’empirer).

Dans cette conjoncture d’ultramontanisme de survie, s’est amenuisée de facto ce type de subsidiarité particulièrement forte que représente le gouvernement épiscopal. C’est même plus que de la subsidiarité, car c’est par sa divine constitution que l’Église fondée sur le pape, sur les évêques et sur les ministres, spécialement sur les évêques ayant charge d’une partie déterminée du troupeau.

Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit aucunement par ces remarques de mettre en cause en quoi que ce soit la juridiction immédiate du Pontife Romain sur chaque pasteur et chaque fidèle catholique. Ni même la doctrine de la transmission médiate (par l’intermédiaire du pape) de la juridiction épiscopale, et non pas immédiate (venant directement du Christ, comme émanant de l’ordination épiscopale) (1). Mais justement, semblable à celle des Apôtres, celle de Paul par exemple, vis-à-vis de Pierre, cette dépendance des évêques vis-à-vis du pape – ils sont Successeurs des Apôtres en général et non de tel Apôtre, le pape seul étant Successeur de Pierre – n’implique pas une dissolution de l’épiscopat qui en ferait un simple relais administratif de l’autorité romaine centrale, comme le sont, en France, les préfets vis-à-vis du gouvernement : « On ne doit nullement les considérer [les évêques] comme les vicaires des pontifes romains, car le pouvoir qu’ils exercent leur appartient, et c’est en toute rigueur de termes qu’on les dit chefs ordinaires des peuples qu’ils gouvernent » (2).

À partir de la fin du XIXe siècle la centralisation romaine a atteint une sorte de perfection. Comme par compensation, l’abaissement du pouvoir ad extra du pape –que symbolisait son pouvoir temporel – a correspondu à une élévation considérable de son pouvoir ad intra : la lignée des papes qui ont suivi Pie IX a représenté l’épanouissement ultime de la tridentinisation, commencée au XVIe siècle pour faire face à l’offensive protestante, augmentée au XIXe siècle en regard de la flambée révolutionnaire et libérale, surhaussée dans la première moitié du XXe siècle en réponse à la crise moderniste et à ses avatars.

Évêques-préfets

Paradoxalement, Vatican II, le concile qui a subverti l’ecclésiologie et la liturgie tridentines, a profité de cette tridentinisation maximale pour édicter sa nouvelle orientation. Imposer, par exemple, à l’ensemble de l’Église latine une liturgie nouvelle en tout et dans toutes ses parties, eût été inconcevable hors de cette centralisation extrême.

Mais cela vaut, d’une certaine manière, plus encore dans l’ecclésiologie : la collégialité n’a pas modifié en profondeur le centralisme de l’Église. L’enseignement de cette doctrine par Vatican II (3) était censé rétablir en faveur des évêques l’équilibre qu’avait mis à mal Vatican I, concile inachevé ayant essentiellement traité des pouvoirs du pape. Force est de constater que ce ne fut que très théorique. Certes, la constitution Lumen Gentium a eu l’immense mérite de rappeler que chacun des évêques pris à part avait à exercer sur l’Église particulière à lui confiée son autorité pastorale, mais qu’il avait en outre à participer à la sollicitude à l’égard de l’Église universelle (n. 23). Malgré tout, l’Église d’après Vatican II est plus papaliste que jamais.

Dans le n. 3 de Res Novæ, de novembre 2018, nous avions parlé de l’institution synodale, dans laquelle les membres de la minorité avaient dénoncé, lors du Concile, l’établissement d’une sorte de parlementarisme. En réalité, le Synode émane du haut : Paul VI l’a institué de sa propre autorité et comme ayant un rôle seulement consultatif. Mais un rôle tout de même très important : ses assemblées régulières, à l’image de ce qui se passe dans les sociétés modernes, entrent dans le jeu d’élaboration d’un accord de compromis, lequel, pour l’Église, remplace la traditionnelle obéissance de la foi, ciment de la communion au Christ. Le tout avec une forte dose de ce qu’il faut bien appeler manipulation, soit dans un sens de modération, lorsque la ligne romaine était celle de « l’herméneutique du renouveau dans la continuité », soit dans un sens de progrès, lorsqu’elle s’inspire, comme aujourd’hui, de « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture ». Étant noté que les forces conservatrices sont pénalisées par le fait que le Synode, comme le dernier concile, reste sur le mode pastoral, les forces progressistes ayant, pour la même raison, les coudées franches pour s’affranchir des contraintes de la doctrine traditionnelle en émettant ce que nous avons qualifié de magistère mou, qui requiert l’adhésion opinionelle au lieu de l’assentiment de l’intelligence.

D’ailleurs, les penseurs d’une plus grande démocratisation de l’autorité ne prônent pas, quoi qu’ils en disent, une modification de la centralisation ecclésiale. Ainsi, ils ont totalement abandonné l’idée, qu’ils caressaient quand ils n’étaient pas aux commandes, de donner aux conférences épiscopales la capacité de choisir les évêques, comme Hermann J. Pottmeyer dans Le rôle de la papauté au troisième millénaire (4). Ils se satisfont aujourd’hui pleinement de ce mode de gouvernement de l’Église, finalement très autoritaire, qui n’est pas sans rappeler celui des régimes démocratiques actuels où le chef de l’État ou du gouvernement a un pouvoir quasi monarchique, tempéré, il est vrai, par l’individualisme anarchique des gouvernés.

À cela s’ajoute le fait que, sans pratiquement aucune exception, les évêques de rite latin sont aujourd’hui nommés par le pape : de facto, la nomination gouvernementale de l’évêque aux Armées, de l’archevêque de Strasbourg et de l’évêque de Metz, suit les suggestions romaines ; la liberté de choix des élections par les chapitres canoniaux de Coire et de Cologne est très limitée ; il ne reste plus, en vertu de récents accords, que la nomination des évêques chinois qui soit une nomination étatique. Révérence au communisme oblige.

Et par-dessus tout, l’étrange règle, édictée par Paul VI après le Concile, qui veut que les évêques renoncent à leur charge en présentant leur démission au pape à l’âge de 75 ans – démission à laquelle lui-même échappe à cet âge – offre à Rome une capacité de renouveler les épiscopats qu’elle n’avait jamais eue à ce degré. L’évêque,« époux » de son Église (cf. 1 Tm 3, 2), tend à devenir une sorte de préfet-fonctionnaire.

Fonctionnarisation des curés

Il y a cependant, au niveau des diocèses, une sorte de « revanche » épiscopale. Sur ce point spécialement, Vatican II fut un concile pro-épiscopat : les curés étaient jadis, pour une bonne part d’entre eux, inamovibles (ancien canon 454), c’est-à-dire que l’évêque ne pouvait jamais les séparer de leur paroisse sans leur consentement, à la tête de laquelle il n’était pas rare qu’ils mourussent ; ils ont cessé de l’être. Désormais, ils sont certes théoriquement nommés ad tempus indefinitum. Mais avec la permission de la conférence des évêques, c’est-à-dire en fait toujours, ils sont nommés ad certum tempus, en France pour six ans, éventuellement prorogeables (5). En certains diocèses, contrairement à tout droit, l’évêque ne nomme pas de curés, mais seulement des administrateurs. Au reste, toutes les fonctions diocésaines cessent à l’âge de 75 ans.

Comme la charge de l’évêque, celle du curé tend ainsi vers une certaine fonctionnarisation. Et ce, d’autant plus que le nombre des clercs s’amenuisant dramatiquement, ceux qui restent sont entourés, voire remplacés par de plus en plus de laïcs, hommes et femmes. En France, bien des paroisses sont prises en charge par des équipes de laïcs, appelées Équipes d’Animation Pastorale (ÉAP), soit qu’elles n’aient plus de curé proprement dit (canon517 §2), soit qu’elles en aient un et que l’ÉAP gère tout de même la paroisse avec lui, contre ou en tout cas à côté du droit. En Allemagne, les évêques font appel à des référents pastoraux, laïcs salariés ayant un diplôme universitaire de théologie, et des assistants pastoraux, laïcs salariés ayant un diplôme technique de catéchèse ou de liturgie, qui représentent déjà plus de 20% des « employés du culte » (Res Novæ, n.6, février 2019). D’où une tendance des curies épiscopales à exercer sur ce « personnel », une autorité plus entrepreneuriale que pastorale, notamment en matière de valse des nominations.

Ainsi au Québec, selon Gilles Routhier, les diocèses ont connu un « ajustement institutionnel à la société moderne et urbaine », les spécialistes des administrations diocésaines se constituant en véritables décideurs, sur le modèle de leurs homologues des entreprises ou administrations, avec les classiques « vices de fonctionnement et hiérarchies parallèles », manipulation des comités et des « tables de travail », canalisation des discussions, etc. (6) Les pages de l’hebdomadaire Golias et de son bisannuel Trombinoscope des évêques, organes d’une gauche ecclésiale extrême, foisonnent de dossiers dénonçant la « tyrannie » d’évêques-chefs d’entreprises contre les clercs et laïcs de leur bord. Les prêtres et communautés conservateurs pourraient d’ailleurs s’en plaindre, au moins aussi justement.

Mais en réalité, cette autorité, quelle que soit la ligne de l’évêque, est comme enserrée dans un climat consensuel. S’il s’en écarte, il pourra être visé, du fait de « dénonciations » auprès des Congrégations romaines, par des visites canoniques, dès l’instant que des problèmes locaux y donneront lieu (finances, affaires sexuelles, désordres dans les communautés diocésaines). Mais ce consensualisme s’impose essentiellement par le haut, au niveau national, et par le bas.

Par le haut, du fait des conférences des évêques et de leurs commissions multiples. Tout a été dit sur le moule parlementaire qu’elles constituent, sur leur appareil administratif dévorant les énergies mais anesthésiant les initiatives personnelles : la conférence prend toutes sortes de décisions qui relevaient jadis du pouvoir propre de l’Ordinaire.

Par la base aussi, notamment en raison des conseils divers qui entourent l’évêque. Or, le gouvernement en conseils, qui en régime traditionnel est fort bénéfique, devient asservissant dans une situation idéologique, fût-ce d’une servitude volontaire puisque l’évêque nomme une bonne part de leurs membres : le conseil pour les affaires économiques ; le conseil presbytéral, dont la moitié des membres sont élus ; le conseil pastoral, composé de clercs et de laïcs. En outre, la tenue de synodes diocésains, conçus comme des sortes d’assemblées générales de clercs et de laïcs, en France, aux États-Unis, depuis la fin du XXe siècle (le premier en France s’est tenu en1985, à Limoges) a contribué considérablement à promouvoir une culture des motions de synthèse, fruits d’intenses manipulations.

Évêques de consensus

Enfin et surtout, dans une Église où le magistère ne s’impose plus comme une fonction de régulation en fonction du Credo, et où les sanctions et exclusions doctrinales, absolument nécessaires pour marquer la frontière entre ce qui est catholique et ce qui ne l’est pas, ne s’exercent plus, l’évêque est, du point de vue de la foi et de la discipline, une sorte de gérant de la diversité entre des chrétiens, des prêtres, des communautés, tenant des discours et mettant en œuvre des pratiques qui ont bien peu de points communs, sauf l’étiquette désormais formelle de « catholiques ». C’est même le point crucial de la conformation de la communauté ecclésiale à la société qui l’entoure : si l’œcuménisme comme rêve fédérateur des diverses Églises chrétiennes ne soulève plus aucun espoir, il a en revanche pénétré l’Église catholique elle-même, devenue intrinsèquement fédérative (de même, d’ailleurs, que le discours sur la liberté religieuse, que l’Église du Concile entendait tenir aux États, a surtout été intégré comme revendication généralisée de liberté interne). De toutes les manières, institutionnelles, para-institutionnelles, idéologiques, l’évêque d’aujourd’hui, l’évêque de Vatican II, est pris ainsi dans un vaste mouvement d’opinion majoritaire, semblable à celui qui est finalement le moteur des sociétés modernes, intégrant au reste, comme dans ces mêmes sociétés, des débats extrêmement violents, qui non seulement ne remettent pas en cause la légitimité de ce qu’on pourrait appeler une nouvelle manière de « faire Église » mais la confortent. Qu’il soit par caractère personnel un homme de « juste milieu », ce qui est le cas majoritaire, ou bien qu’il se qualifie d’homme de « mouvement », ou encore d’« identité », il joue son rôle. Ou plus exactement il joue un rôle dans ce contexte nouveau, plutôt que le sien propre qui lui est marqué par la succession apostolique reçue.

Et pourtant, il a dans son être même de pasteur et docteur, y compris la vocation à l’héroïsme et les grâces pour l’assumer, tout ce qui est nécessaire pour « jeter le feu sur la terre », et notamment pour qu’il embrase de l’intérieur l’Église elle-même.

Abbé Claude Barthe

1. Pie XII, Ad sinarum gentem, 7 octobre 1954 ; Ad Apostolorum Principis, 1958, n.26
2. Léon XIII, Satis cognitum, 29 juin 1896, Dz 3307.
3. Dont les contours sont restés très impressionnistes : le pape et les évêques forment entre eux un collège comme le collège des Apôtres, mais le Concile évite de dire que le collège des évêques succède au collège des Apôtres (Lumen Gentium, n.22).
4. Cerf, avril 2001.5. « Le curé doit jouir de la stabilité et c’est pourquoi il sera nommé pour un temps indéterminé ; l’Évêque diocésain ne peut le nommer pour un temps fixé que si cela a été admis par un décret de la conférence des Évêques » (canon 522). Et : « Chaque évêque français pourra nommer les curés pour six ans avec possibilité de prorogation (prorogation veut dire prolongement de durée sans obligation de renouvellement pour une durée égale au premier mandat) » (Conférence des Évêques, BO n°29 du 13-06-1984).
6. La réception d’un concile, Cerf, 2012 (coll. « Cogitatio fidei »,174).