01/12/2019

L’ordination de prêtres mariés et l’avenir de l’Église

Par l'abbé Claude Barthe

L’interprétation libérale de Vatican II, qui est celle des hommes en charge aujourd’hui à Rome, entend développer au maximum l’aggiornamento que ce concile a voulu. Du point de vue doctrinal, les deux assemblées du Synode sur la famille et l’exhortation Amoris lætitia qui les a suivies ont opéré une libéralisation de la morale du mariage, et plus largement de la morale chrétienne. Du point de vue institutionnel, l’assemblée du Synode pour l’Amazonie a préparé une mesure qui aura des effets considérables : l’ordination d’hommes mariés, via l’ordination de diacres permanents mariés (document final de l’assemblée du Synode, n. 111).

La valeur sacrée du célibat sacerdotal

Il est vrai que l’ordination de prêtres mariés relève de la discipline ecclésiastique et non, directement, de l’ecclésiologie. Dans l’Orient catholique, selon ce qu’a établi le concile in Trullo de 692, existe la possibilité, pour des futurs ministres, de se marier, avant d’être ordonnés diacres, pour devenir ensuite prêtres (prêtres du second ordre, car les évêques ne peuvent être choisis que parmi des prêtres célibataires, souvent religieux). Dans l’Église latine elle-même, à titre d’exception, on a quelques fois procédé à l’ordination de pasteurs protestants mariés, convertis au catholicisme, et qui demandaient à accéder au sacerdoce.

La discipline latine, romaine spécialement, est restée fidèle à l’association du célibat consacré avec le sacerdoce, assumé à l’imitation du Christ, pour le bien de l’Église tout entière. La réforme grégorienne a été une étape importante pour la maintenir dans cette voie. Les nombreux ouvrages sur la question, tel, en français, celui du jésuite Christian Cochini, Les origines apostoliques du célibat sacerdotal (1), insistent sur l’aspect spécifique de la continence cléricale (2) par rapport à la virginité consacrée : on choisit tant le célibat sacerdotal que la virginité consacrée pour faire un don total de soi pour le Royaume de Dieu ; mais la raison principale de la consécration sacerdotale est la disponibilité sacrificielle du prêtre à sa mission sacrificielle. Il importe donc d’insister sur le fait que le droit ecclésial découle ici, plus qu’en tout autre domaine, des obligations les plus saintes : c’est le service sacerdotal de l’Épouse du Christ qui conduit l’Église à prescrire cette consécration par le célibat, prescription du même ordre que l’obligation de prendre en charge l’Office divin, c’est-à-dire la prière officielle de l’Épouse. Les règlements canoniques ont ici une valeur institutionnelle sacrée.

De sorte que l’argument le plus souvent avancé contre le célibat sacerdotal, celui de la raréfaction des vocations, ne pèse pas. Comme le rappelait Paul VI dans son encyclique Sacerdotalis cælibatus, du 24 juin 1967, « la moisson du Royaume de Dieu est immense, et les ouvriers sont peu nombreux aujourd’hui comme aux premiers jours », et cependant « les projets et la prudence humaines ne peuvent usurper le rôle de la mystérieuse sagesse de Celui qui au cours de l’histoire a défié par sa folie et sa faiblesse la sagesse et la puissance de l’homme ». Au reste, comme on sait, la crise des vocations frappe, au moins autant, le pastorat confié à des hommes mariés dans les Églises chrétiennes anglicanes et protestantes.

C’est que la contestation du célibat sacerdotal n’est plus seulement, comme au moment de la crise protestante, une contestation en quelque sorte politique du sacerdoce et de la papauté. Au sein du monde moderne en son état présent, cette contestation est plus insidieuse et plus radicale : on veut aujourd’hui effacer le sacerdoce en le banalisant.

Une pastorale démissionnaire

L’avènement de prêtres mariés va instituer une sorte de sacerdoce de seconde classe, ces prêtres ayant par ailleurs, sauf si ce sont des retraités, une vie professionnelle pour faire vivre leur famille, ce que les diocèses sont aujourd’hui incapables de faire. Ces prêtres mariés seront, par la force des choses, moins engagés dans la vie ministérielle et en tout cas moins visibles au sein des communautés (ce qui est moindrement le cas en Orient, en raison d’une plus faible sécularisation de la religion : le pope, même marié, reste malgré tout un consacré au sein de son troupeau). En Occident, la décléricalisation, dont les responsables ecclésiaux ont fait aujourd’hui un programme, ou en tout cas un slogan, en sera grandement accrue.

Les dénonciations actuelles du cléricalisme sont le fait de hauts prélats, eux-mêmes particulièrement autoritaires, et d’évêques et théologiens qui souhaitent une utilisation du laïcat pour pallier la diminution du nombre des vocations. Ils prétendent même y voir une « chance » pour la promotion du laïcat. C’est au point– nous n’exagérons rien – que des communautés sacerdotales, des séminaires, sont aujourd’hui inquiétés dès lors qu’ils ont un style « identitaire » et qu’ils recrutent, deux preuves d’un insupportable « cléricalisme ». Il y a quelque chose de suicidaire, en tout cas de démissionnaire, et qui n’est pas de Dieu, dans la vision pastorale aujourd’hui en faveur dans les élites dirigeantes de l’Église : elles considèrent que la situation d’effondrement du nombre des prêtres, en Occident mais pas seulement, est une donnée irréversible à laquelle il fau tadapter la structure du catholicisme. Elles ne se demandent même pas, notamment au vu de la réussite des communautés taxées de « cléricalisme », si ce n’est pas au contraire une revalorisation du sacerdoce ministériel, débarrassé, il va de soi, de toutes scories dites « cléricales », qu’il faudrait mettre en œuvre.

La demande de l’institution d’un diaconat féminin – désir démagogique de se conformer aux modes de pensées du monde et souvent présenté ouvertement comme un premier pas vers le sacerdoce féminin – va dans le même sens, celui d’une conformation de l’ecclésiologie à une situation de pénurie où les laïcs, hommes et plus souvent femmes, assurent déjà de plus en plus de fonctions.

Les données historiques les plus sérieuses, celles présentées notamment par Aimé-Georges Martimort, attestent que le diaconat féminin, dont l’existence a été très limitée, n’a jamais été mis sur le même pied que le diaconat masculin : il n’y a jamais eu d’ordre diaconal féminin ordonné, au sens précis et sacramentel qu’il a revêtu pour le diaconat masculin (le rôle des diaconesses était spécialement le baptême des femmes adultes, pour des raisons de pudeur). Mais ceci ne gêne pas les partisans du diaconat féminin, qui demandent tout de même l’institution de « ministères féminins », lesquels ne prétendraient pas vraiment au caractère sacramentel. La généralisation des filles enfants de chœur, qu’a fini par avaliser une réponse de la Congrégation pour le Culte divin du 15 mars 1994, sert évidemment d’appui à leur pétition. Un accès par paliers pourrait être utilisé : de même que l’assemblée du Synode sur l’Amazonie a proposé l’ordination sacerdotale d’hommes mariés ayant préalablement accédé au statut de diacres « permanents », de même des femmes, religieuses ou séculières, qui ont déjà des responsabilités liturgiques, comme par exemple celles des funérailles, avec distribution de la communion, chants, équivalent d’une prédication, pourraient être élevées au rang de « ministres diaconales ».

Application de Vatican II

Il n’est pas douteux que toutes ces « avancées », celle d’abord du sacerdoce d’hommes mariés, représentent une interprétation, dynamique certes, mais tout à fait cohérente, de Vatican II et de son application immédiate. C’est bien Vatican II qui a institué, pour le monde latin, contrairement à l’antique discipline du célibat, un diaconat comme degré hiérarchique propre et « permanent », concernant des diacres, éventuellement mariés, qui, du moins jusqu’à ce jour, ne se destinaient pas à accéder au sacerdoce (Lumen gentium, n. 29). C’est Paul VI qui, contrairement à la plus ancienne tradition de l’Église romaine, a abrogé le sous-diaconat et les ordres mineurs par son motu proprio Ministeria quædam, du 15 août1972. Il les a remplacés par de simples « ministères institués » de lecteurs et acolytes, dont les récipiendaires sont et demeurent de simples laïcs. Et c’est surtout la réforme liturgique de la messe du même Paul VI qui a partiellement gommé la manifestation rituelle du caractère sacrificiel de l’eucharistie (3), à laquelle est ordonné et conformé le sacrement de l’ordre à tous ses degrés (4). Dans cette ligne conciliaire, les contempteurs actuels du cléricalisme engendrent des laïcs cléricalisés. En quoi l’aspect démissionnaire de leur pastorale a des effets en chaîne : les laïcs enrôlés dans cette sous-classe cléricale, au lieu de se consacrer à leur rôle propre, qui est la prise en charge politique de la Cité, exercent les fonctions qui sont le propre de ceux qui ont par nature à diffuser les sacrements du Christ et à participer comme collaborateurs des évêques à la mission du « qui vous écoute, m’écoute ».

Il est cependant possible que des résistances très fortes se manifestent. Dans l’état actuel d’anglicanisation de l’Église catholique, faute d’une référence claire au magistère pérenne, chacun se retrouve sur son propre credo – y compris les plus orthodoxes qui se voient obligés de défendre le Credo contre des membres de la hiérarchie. Une sorte de haute Église, pour rester dans la métaphore de l’anglicanisme, en l’espèce un catholicisme identitaire fait lui-même de nombreuses tendances, va assurément refuser le mariage des prêtres. Il faut enfin remarquer une étrange ambiguïté, comme on peut le faire à propos de toutes les réformes depuis Vatican II : elles veulent tourner la page de l’Église tridentine (5), mais elles le font de manière tridentine, en usant de l’appareil d’autorité centralisée que le concile du XVIe siècle avait, non pas élaboré, mais particulièrement renforcé pour le bien de l’orthodoxie. Les réformateurs d’aujourd’hui se servent, pour révolutionner l’institution ecclésiale, des pouvoirs que leur donne cette même institution, un peu à la manière de monarques ou de magistrats éclairés de l’époque des Lumières. Ils ont comme eux une démarche très ambiguë, car ils sont loin de vouloir une disparition de leur propre pouvoir clérical. On conviendra ainsi que jamais un pape, depuis le lancement de la collégialité par Vatican II, n’avait autant exhorté que le pape actuel à la « synodalité », et que jamais on n’avait vu dans le même temps un pontife exerçant aussi jalousement son autorité.

Les communautés célébrantes

Aussi les responsables d’Église sont-ils dépassés par une théologie plus radicale, et en un sens plus conséquente, qui veut un sacerdoce émergeant de la communauté des laïcs, ou même, à la limite, dans laquelle il n’y aurait plus ni clercs ni laïcs, mais une simple détermination provisoire de services en fonction de l’utilité de tous. Entre bien d’autres, Jean Rigal, dans Découvrir les ministères (6), a théorisé la prise en charge naturelle par des laïcs des tâches jusque-là considérées comme sacerdotales. Dans « I Sacramenti come luogo di elaborazione di identità ecclesiale e di differenza sessuale » (7), Andrea Grillo, professeur de théologie sacramentaire et liturgique à l’Université Saint-Anselme, à Rome, milite pour l’accès de femmes à la présidence des sacrements. Saint Thomas, expose-t-il, écartait les femmes des actes du culte en raison de conceptions sociologiques aujourd’hui dépassées. Quant à la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis du 22 mai 1994, qui entendait confirmer définitivement que les femmes ne peuvent accéder au sacerdoce, Grillo s’appuie sur des explications de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 28 octobre et 19 novembre1995, pour affirmer qu’elle n’est pas un prononcé infaillible (8). Ce qui lui permet de demander que l’Église assume le passage d’un état du monde prémoderne, où l’on a écarté les femmes des rôles de responsabilité, à une tout autre compréhension du rôle des femmes dans une modernité tardive.

Toutes ces thèses reposent sur l’affirmation plus générale que les communautés chrétiennes doivent – et donc peuvent – se donner tous les moyens d’avoir une existence sacramentelle, notamment eucharistique. Le sacrement, et spécialement l’eucharistie, n’est plus conçu comme un don divin mais comme un service qui émane d’elles, et ce d’autant plus facilement que l’aspect sacrificiel de l’eucharistie s’efface, de même que l’obsession, que ces thèses estiment périmée, à propos de sa validité. En fait, c’est toute la communauté qui est voulue comme célébrante par Dieu, comme d’ailleurs la réforme liturgique le souligne, communauté au sein de laquelle des femmes et des hommes assument, pour un temps plus ou moins long, le service de la présidence et des gestes qui « font signe ».

Dans ce cadre, si on parle de diaconat féminin ou de sacerdoce féminin, c’est au sein d’un nombre variable, évoluant selon les besoins, de ministères plutôt « institués » qu’ordonnés.

Ces thèses s’appuient, elles aussi, sur une situation déjà existante de prise en charge des fonctions jadis cléricales par tous, selon les besoins. Et au fur et à mesure que les degrés traditionnels du sacerdoce, diacres, prêtres et même à la fin évêques, entreront en concurrence avec des ministères non-sacramentels de plus en plus actifs, ils pourront peu à peu fusionner dans un vaste ensemble de services émanant de la communauté.

Qui plus est, les sacrements s’estompent dans ces vues, tout autant que les ministres. Il doit y avoir « transfert à l’ensemble de l’Église de la notion classique de “sacrement” », écrit Christoph Theobald, sj, dans Urgences pastorales. Comprendre, partager, réformer (9). Et, dans ce mouvement, les « sacrements “proprement dits” » acquièrent une autre tonalité, pour ne pas dire une autre nature, au sein de « l’ensemble sacramentel » plus vaste qu’est elle-même la communauté missionnaire : le baptême a certes son importance, mais peut-être moins que le « rite d’accueil, centré sur l’expérience parentale du don d’un nom à leur enfant » ; ou encore, il ne faut pas réduire la pénitence « au seul rituel et se contenter d’affirmer que certains seulement ont le “pouvoir” de pardonner » ; mais surtout, pour l’eucharistie, « il faut sansdoute mettre davantage en évidence le lien entre nos repas quotidiens comme moments et lieux d’alimentation et de rencontre et le “repas eucharistique” de la communauté réunie autour d’une même table – l’unique Table de la Parole de Dieu et du Corps du Christ (Dei Verbum, 21) – et non pas devant l’autel d’un temple ».

* * *

Mais en définitive, soit que s’établisse, comme cela se fait sous nos yeux, le modèle des réformateurs libéraux au pouvoir dans l’Église, soit que l’on aille plus avant avec les propositions des théologiens post-libéraux, on peut se demander ce qui va bientôt subsister du catholicisme ? Et pour quel résultat ? La vieille logique libérale donne des gages toujours plus importants à la modernité, aujourd’hui sous sa forme la plus avancée, et lâche de plus en plus de lest, pour tenter de retrouver auprès du monde une nouvelle légitimité. Sauf que ce rôle d’appoint spirituel qu’elle quémande de « la flétrissante pitié des vainqueurs » (10), lui est toujours moins accordé. La dernière utilité qui pourra peut-être être reconnue à ce post-catholicisme sera de prêter main forte au pouvoir démocratique, à l’opinion et aux médias pour marginaliser les reliquats, insupportables malgré leur faiblesse, du catholicisme tridentin en ses diverses mouvances. Paradoxe contre paradoxe : nous disions que l’Église tridentine, intrinsèquement hiérarchique, est évacuée par voie hiérarchique ; or, dans le même temps, elle survit, contre la hiérarchie, par la foi catholique de « la base ». La résistance est celle du sensus fidelium, de l’instinct de la foi. Que pèsent d’ailleurs aux yeux de Dieu, si l’on prend quelque recul, les prises de position mondaines d’une assemblée du Synode en comparaison du sang des martyrs et de leur confession glorieuse. Or, on le sait, l’Église n’a sans doute jamais été aussi oppressée qu’elle ne l’est aujourd’hui par des persécutions violentes et meurtrières.

Certes, dans cette étape décisive du post-concile que l’on voit s’amorcer aujourd’hui, on doit espérer qu’une réaction adéquate d’un certain nombre de membres de la hiérarchie sera à la hauteur des enjeux présents et futurs. S ic’est surtout, pour l’instant, à une manifestation du sensus fidelium au sein du peuple chrétien à laquelle on assiste, il pourra être l’aiguillon, comme en d’autres temps et en d’autres crises, d’un sursaut hiérarchique salutaire.

Abbé Claude Barthe

1. Réédition augmentée, Ad Solem, 2006.
2. On parle aujourd’hui de célibat (on ne peut ordonner des hommes mariés, et les prêtres ordonnés ne peuvent se marier) ; il pouvait s’agir, dans l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, de continence (lorsqu’on ordonnait prêtre ou évêque un homme marié, il devait cesser l’usage du mariage).
3. Voir notamment, Claude Barthe, La messe de Vatican II, Via Romana, 2018.
4. Somme théologique, Supplément, q 37, a 2.
5. Isabelle de Gaulmyn, « La fin de l’Église tridentine », La Croix, 29 octobre 2019 : « Ne nous y trompons pas : ce qui s’est passé à Rome, avec le Synode pour l’Amazonie qui s’est clos dimanche 27 octobre, marque une véritable révolution pour l’Église catholique ».
6. Desclée de Brouwer, 2002.
7. In Andrea Grillo et Elena Massimi (sous la direction de), Donne e uomini : il servizio nella liturgia, Edizione Liturgiche, 2018, pp. 39-60.
8. Il profite en l’espèce de la réelle faiblesse des explications de la Congrégation, selon laquelle Ordinatio sacerdotalis était un acte du magistère non infaillible, lequel affirmait que la doctrine en question était une doctrine déjà infaillible. Du coup, comme le dit Grillo, on reste dans un cercle où un document tirerait son autorité du fait qu’il se réfère à d’autres documents dont il atteste lui-même l’autorité.
9. Bayard, 2017.
10. Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants, dans Essais et écrits de combat, Gallimard, Pléiade, Gallimard, 1971, p. 345.