01/03/2022

Révolution pour la vie contemplative

Par l'abbé Jean-Marie Perrot

English, italiano

Lors de la récente journée de la vie consacrée, soit le 2 février, le pape François a invité les religieux qui l’entouraient lors de la messe à Saint-Pierre à « cultiver une vision renouvelée de la vie consacrée », à éviter la « répétition mécanique » des œuvres ou des « formes du passé » et à se garder de l’amertume, qui ne peut que tourner à la rigidité, qui est « une perversion, [sous laquelle] il y a de graves problèmes ». Pour ce faire, comme le vieillard Siméon, que l’évangile de ce 2 février présente, il faut, sous l’action de l’Esprit-Saint, voir et accueillir Jésus, « serrer Jésus dans nos bras : tel est le signe, tel est le chemin, telle est la “recette” du renouveau ».

Si, sur le site Vatican News, l’article en français qui rend compte de l’événement et son équivalent en langue anglaise accordent la première place au renouveau spirituel, le texte italien, lui, porte un titre à la tonalité plus grave : « la rigidità è una perversione, crisi e calo dei numeri invitano a rinnovarsi » [la rigidité est une perversion, la crise et la diminution numérique invitent au renouveau] ; les deux thèmes n’étant pourtant pas, loin de là, les plus présents quantitativement. Est-ce à dire que le journaliste italien était d’humeur maussade ou possède un tempérament pessimiste ? Ou, au contraire, aurait-il senti avec acuité les traits saillants du discours papal, ses préoccupations, ses attaques ? Nous sommes enclin à nous ranger derrière la seconde option, au regard de décisions et de textes récents.

Des abus contre les religieuses à une vie religieuse abusive

Le même jour, dans la courte vidéo de présentation de l’intention de prière du mois de février 2022 – pour les religieuses et les consacrées – François a usé d’un vocabulaire volontariste, combatif : « les défis du monde [à deux reprises]… défense des pauvres, des marginalisés, de tous ceux qui sont réduits en esclavage par des trafiquants… Je leur demande de lutter… courage… » L’exhortation restant cependant positive et confiante, une phrase très différente a pu surprendre : « Je les invite à se battre lorsque, parfois, elles sont traitées injustement, y compris au sein de l’Église, quand leur service, si noble, est réduit à de la servitude ; parfois même par des hommes d’Église. » La mention est frappante en soi, elle l’est aussi par le parallèle ainsi établi avec l’esclavage de pauvres gens par des trafiquants d’êtres humains.

Les abus ici dénoncés touchent les personnes consacrées plus que la vie consacrée elle-même. Il en est d’autres, affirma-t-il quelques semaines auparavant, qui touchent à la fois celles-là et celle-ci. Ils sont, sous une forme plus psychologique et insidieuse, le fait de supérieures de congrégations féminines. C’est ce qui se trouve derrière la référence sibylline faite par François, lors d’un discours le 11 décembre 2021 aux participants à l’Assemblée plénière de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, à un livre récent sur le sujet, Il velo del silenzio, recueil de onze témoignages de religieuses ou anciennes religieuses, accompagnés de textes de présentation, de réflexions et de propositions. Dans la préface de cet ouvrage, Sœur Nathalie Becquart, xavière française et, depuis peu, sous-secrétaire du secrétariat général du synode sur la synodalité, se fait la porte-parole d’une Église synodale dans les congrégations, seule solution pour sortir d’un cléricalisme pervers et de son alter ego féminin : l’Église doit « discerner les moyens de vivre cette dynamique de communion, ce “nous” ecclésial qui respecte et intègre la diversité du “je” singulier, cette acceptation et cette valorisation de la diversité des charismes, parce que l’Esprit Saint parle en chacun et que l’obéissance dans l’Église doit toujours être une écoute communautaire de l’Esprit. »

Un changement profond de la vie contemplative féminine

Cette invitation à un discernement ouvrant une « dynamique de communion » a trouvé, depuis quelques années, une singulière et troublante mise en œuvre dans les décisions romaines sur la vie consacrée, et particulièrement la vie contemplative féminine.

En 2016, François avait publié la Constitution apostolique Vultum Dei quaerere, qui fut suivie, en avril 2018, par l’Instruction d’application Cor orans de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée, approuvée en forme spécifique par le pape, ce qui en assure le caractère juridique impératif (les textes antérieurs traitant du même sujet sont abrogés). Le même vocabulaire synodal s’y trouve, la même dynamique y est encouragée, mais ce n’est que l’habillage de mesures très autoritaires, provoquant un changement profond dans cette forme de vie, explique le Père Réginald-Marie Rivoire [1]. La mesure dont découlent toutes les autres est l’obligation pour un monastère d’appartenir à une fédération, à laquelle, et à la présidente de laquelle, sont dévolus de larges pouvoirs sur la formation à tous les niveaux (de celle des aspirantes à celle des supérieures, en passant par les formatrices), sur une éventuelle mise sous tutelle (affiliation) d’une communauté, voire sa disparition forcée par absorption ou fusion[2], sur le partage des biens et des moniales : « Les moniales risquent ainsi de voir méconnu leur droit fondamental à suivre leur propre forme de spiritualité. Et les monastères risquent de perdre de facto, sinon toujours de iure, leur autonomie, pour se fondre dans une masse anonyme de macro-communautés, au sein desquelles s’organisent des cours de formation, des moments d’échange et de partage, des débats, des révisions de vie périodiques, des réunions d’aggiornamento. Ces « événements de communion » rendront nécessaires les entrées et sorties des sœurs, qui se trouveront ainsi dans une situation permanente d’instabilité psychologique et morale. Avec comme fruit quasi inéluctable le nivellement par le bas de l’observance régulière et la perte de l’esprit de prière et de pénitence. » (Rivoire, p.76)

Outre « l’écueil du centralisme bureaucratique » peu évitable (id.), c’est la vie contemplative et cloîtrée en soi qui se trouve par force fourvoyée, par cette impossibilité a priori (sauf dispense du Saint-Siège) d’une autonomie spirituelle, et en raison d’une grave mitigation de la clôture à l’exigence de laquelle il est assez aisé de déroger maintenant.

Pire – car cela est possible – la dernière des dispositions finales de Cor orans, fait tomber l’ensemble de la vie contemplative féminine sous le régime de l’autoritarisme arbitraire, puis qu’elle signale que la Congrégation aura soin de demander l’approbation en forme spécifique du pape pour toutes les mesures particulières, c’est-à-dire sans recours possible ![3] La Congrégation, par cet abus de l’esprit de la loi canonique, se donne un pouvoir discrétionnaire absolu.

Méfiance et centralisme romains

Ces coups portés à la vie contemplative féminine ne sont pas isolés. Un autre document porte en lui une logique identique : il s’agit du motu proprio Authenticum charismatis, publié le 1er novembre 2020, par lequel est modifié le canon 579, qui dorénavant stipule qu’un évêque diocésain ne peut ériger un institut de vie consacrée que si la licence lui en a été accordée par écrit par le Siège apostolique.

Le document s’ouvre par une affirmation saisissante de centralisme et de méfiance : « « Un signe clair de l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité, sa capacité de s’intégrer harmonieusement dans la vie du peuple saint de Dieu, pour le bien de tous » (Exhortation ap. Evangelii gaudium, n°130). Les fidèles ont le droit d’être avertis par leurs pasteurs de l’authenticité des charismes et de la fiabilité de ceux qui se présentent comme fondateurs. » Pourrait-on rappeler ici à son auteur ce que la nature charismatique de la vie consacrée implique de premier rapport à la hiérarchie, et que le concile Vatican II a rappelé ainsi : « L’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient donc cependant sans conteste à sa vie et à sa sainteté » (Lumen gentium, n°44), parce que, selon les lignes précédentes, il unit plus étroitement au mystère de l’Église et invite à concourir davantage à son bien. A l’inverse de cette attitude traditionnelle, dans son discours du 11 décembre 2021, dont il a déjà été fait mention, le pape a repris les mots introductifs du motu proprio et y a ajouté aussitôt qu’il est nécessaire de faire « attention aux fondateurs, qui ont parfois tendance à s’auto-référencer, à se sentir les seuls gardiens ou interprètes du charisme, comme s’ils étaient au-dessus de l’Église. »

Sans qu’il soit obligatoirement question de fondatrices, c’est une semblable défiance qui se cache derrière la perte d’autonomie des monastères féminins et le système de surveillance institués par Cor orans et Authenticum charismatis. En tout cas, c’est ce qu’affirme le père jésuite Cucci dans son texte inséré, dans l’ouvrage Il velo del silenzio, entre la préface de sœur Becquart et les témoignages recueillis : « Le mode similaire au cléricalisme dans les communautés de femmes semble être la tendance à rester au pouvoir le plus longtemps possible, comme on l’a noté, en imposant une mentalité unique et uniformisante au sein de l’institut selon ses propres critères, en la faisant passer pour la volonté de Dieu et en marginalisant et en blâmant ceux qui pensent différemment. »[4]

La méfiance devient la norme. Certes, les dramatiques situations d’abus appellent une réaction ferme : mais est-ce vraiment de cela, ou n’est-ce que de cela, dont il est question ? Une constellation de déclarations – nous en avons relevé quelques-unes – autour de ces mesures bien concrètes permet d’en douter. C’est aussi tout simplement la fidélité au passé dans l’observance d’une règle qui est visée : parce que considérée obsolète, elle devient suspecte. Le Père Rivoire note d’ailleurs que le traducteur de la version française a commis une erreur de traduction, qui ne peut être fortuite : En effet, le texte original italien de Cor orans indique que les fédérations permettront de rompre l’isolement et promouvront « l’observance régulière et la vie contemplative » (n°7), si l’on traduit mot à mot. Le texte français du Service des moniales, lui, porte : « pour que les monastères qui partagent le même charisme ne restent pas isolés, mais puissent le garder fidèlement et, dans l’entraide fraternelle mutuelle, vivre la valeur indispensable de la communion » ! Le religieux de Chémeré de commenter : « Est-ce emporté par son enthousiasme que le traducteur (ou la traductrice ?) a voulu faire du zèle (…) Quoi qu’il en soit, (…) à défaut d’être fidèle à la lettre du document, il en a bien cerné l’esprit » (ibid., p.62, note 28).

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C’est au total une rupture radicale, au sens étymologique de l’adjectif : la vie consacrée se trouve, par cet enrôlement forcé dans une structure hiérarchique romaine et bureaucratique, coupée de sa racine ou de sa source charismatique. Il y aurait ici une certaine analogie à établir avec la liturgie traditionnelle : le droit baptismal à la sequela Christi est réduit à une permission, à une concession ; et la forme de vie (spiritualité et autorité) se trouve contrôlée, encadrée. Le Saint-Esprit n’a qu’à bien se tenir !

Abbé Jean-Marie Perrot


[1] Présentations et commentaires: En français : Père Réginald-Marie Rivoire, « Les enjeux de Cor orans », in: Sedes Sapientiae, n°149, 2019, pp.53-78. En italien : sur le blog d’Aldo Maria Valli, trois articles : primo, secondo, terzo. En anglais, sur le site The Remnant, deux articles d’Hilary White : first, second.
[2] Notamment lorsque le nombre de professes est inférieur à cinq ; l’affiliation est la première étape d’un processus vers la disparition, presque inéluctable lorsqu’il est enclenché.
[3] « Les décisions qui, après consultation appropriée et discussion préalable lors du Congresso du Dicastère, seront prises par cette Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique concernant les monastères de moniales et relatives à la décision d’une visite apostolique, à la nomination d’un commissaire apostolique, à la suspension de l’autonomie et à la suppression d’un monastère, seront présentées mensuellement au Pontife Romain pour l’approbation en forme spécifique. »
[4] La modalità analoga al clericalismo nelle communità femminili sembra essere la tendenza a rimanere per piu tempo possibile al potere, come si notava, imponendo una mentalità unica e uniformante all’interno dell’istituto secondo il proprio criterio, facendolo passare comme volontà di Dio e marginalizzando e colpevolizzando chi pensa diversamente.