01/01/2019

« Une autorité qui sert la vérité est une autorité qui obéit ». Critique de la conception luthérienne de l’autorité par Joseph Ratzinger

Par Rédacteur

Le P. Ralph Weimann, docteur en théologie et en bioéthique, qui enseigne aux Universités Pontificales Angelicum et Regina Apostolorum, a fait une étude approfondie des textes de Joseph Ratzinger concernant le dialogue avec le protestantisme. Les réflexions qui suivent sont extraites d’une conférence tenue par Ralph Weimann, le 5 avril 2017 à l’Université Regina Apostolorum.

P. Ralph Weimann

Le soi-disant Réformateur avait devancé René Descartes et sa célèbre expression : Cogito ergo sum. Déjà en 1920, Max Scheler écrivait que Luther avait fait pour la religion ce que Descartes avait fait pour la philosophie. Paul Hacker a analysé et expliqué cette affirmation dans un ouvrage, dont on peut résumer le contenu de cette manière : Luther a établi les fondements du christianisme et la certitude personnelle du salut sur le « Je » du croyant (1). Ce spécialiste de la littérature indienne a analysé l’ensemble des œuvres de Luther, et il a clairement établi cette analogie avec le célèbre philosophe français Descartes, que, toutefois, Luther avait anticipé d’un siècle. Chez Luther, le concept de foi est réflexif (2). La sola fide (la foi seule) étant devenue la mesure exclusive de toute autre réalité, l’amour oblatif, c’est-à-dire le don de soi-même, perd alors sa signification profonde. La conviction personnelle du sujet, qu’il érige en certitude, en mettant constamment l’accent sur le « Je », constitue donc le critère essentiel, tandis qu’on peut constater une altération des trois vertus théologales. Plus tard, Ratzinger mit le doigt sur la plaie quand il déclara :
« Pour le catholique, la certitude de la foi repose sur ce que Dieu a fait et dont l’Église nous apporte le témoignage. La certitude de l’espérance se réfère au salut des personnes individuelles et, entre elles, à mon propre “Moi”. Pour Luther, cependant, cette certitude constitue justement le point essentiel en dehors duquel rien d’autre ne compte. C’est la raison pour laquelle la charité, qui constitue chez le catholique la forme intérieure de la foi, est entièrement dissociée de la notion de foi, et on aboutit ainsi aux formulations polémiques du grand commentaire de l’épître aux Galates : maledicta caritas. La formule sola fides, sur laquelle Luther a tant insisté, signifie justement cette exclusion de la charité du problème du salut, la charité appartient au domaine des“œuvres” et devient, en conséquence, “profane” » (3). […] L’exaltation luthérienne du sujet, c’est-à-dire du « Je », avait changé complètement la manière dont l’Église était perçue. Désormais, celle-ci exerçait une fonction d’organisation adaptée à une situation nécessairement changeante en s’appuyant sur la structure politique, autant sur ses principes que sur ses dirigeants. Ainsi, l’Église n’était plus considérée comme une réalité sacramentelle, telle que la décrit la Constitution dogmatique Lumen gentium, mais on préférait mettre l’accent sur son caractère purement fonctionnel. Elle était donc devenue une entité dotée d’une capacité d’organisation, guidée par le critère de son propre « Je », d’où l’importance décisive de la majorité dans les décisions qu’elle était appelée à prendre. Ainsi, les Églises régionales (Landeskirchen), qui s’unissaient en confédérations, soutenaient une structure politique qui leur accordait la préséance. Joseph Ratzinger fait observer qu’une telle conception de l’Église revêt une signification très différente de celle de l’Église catholique (4).
Pour Luther, « les Églises locales ne sont pas des Églises au sens théologique, mais sont des formes d’organisation des communautés chrétiennes qui peuvent être empiriquement utiles voire nécessaires ; mais l’on peut tout aussi bien leur substituer d’autres formes d’organisation » (5). En revanche, pour les catholiques, l’Église est une réalité sacramentelle, « qui, en tant que sacramentelle, est visible, et fait en même temps de ce qui est visible le signe de quelque chose qui est invisible, qui est plus grand. À cette fonction de signe participent aussi bien l’unité trans-temporelle que l’intégration des divers espaces politiques et culturels dans la communion du CORPS du Christ, intégration qui se manifeste communion de son CORPS dans la corporéité de la communion des évêques de tous les lieux et toutes les époques. » (6)
Dans ce contexte, il convient de mentionner un aspect qui est étroitement lié à cette nouvelle conception de l’Église, où le singulier se voit attribuer un rôle important : il s’agit de la référence au concept dit de « base ». Le commandement du Seigneur est clair ; avant son Ascension, il avait dit : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28, 19-20). Le principe luthérien opère un retournement de ce commandement et le transforme en proposant au contraire de prendre en considération les réalités existentielles, les réalités de la vie, ce que l’on appelle la « base ». Le cardinal Ratzinger affirme que les propos sur la « base » ont pour prémisses une conception philosophique et sociale, qui est souvent devenue une idéologie. L’idée de communauté subit une mutation faisant apparaître l’Église comme une réalité dotée d’une structure, dans laquelle la majorité montre le chemin qu’il faut suivre en se laissant tôt ou tard guider par la politique ou l’esprit du temps (Zeitgeist), tandis que l’Évangile est privé detout caractère normatif.
Cette voie empêche tout progrès et constitue un obstacle au vrai dialogue œcuménique, puisque le vrai progrès de l’Église dépend de trois facteurs : « la contemplation et l’étude des saintes Écritures, l’intelligence qui provient de l’expérience spirituelle, l’enseignement doctrinal des évêques » (7). La conception catholique est totalement opposée à celle de Luther. En effet, dans l’Église catholique, le sujet (le « Je ») s’insère dans l’anima ecclesiastica (l’âme del’Église), de la communauté de l’Église, et il en reçoit sa force. Le sujet devient ainsi un nouveau « Je » en recevant une nouvelle subjectivité dans la communauté du Corps mystique du Christ.
En raison de diverses controverses dues à ses prises de position, le cardinal Ratzinger se sentit obligé d’ajouter un appendice à son texte, qui contient notamment une critique fondamentale de la pensée de Karl Rahner. À la fin de ce texte, il fait référence au concept d’autorité dans l’Église, tant critiqué par Luther. En partant du présupposé que l’Église n’est pas principalement un organisme administratif, on peut comprendre facilement que les valeurs fondamentales « échappent à nos votes parce qu’elles constituent pour ceux-ci une norme d’orientation, que nous n’avons pas inventée nous-mêmes » (8). Puis, il explique le principe d’autorité : celui-ci ne peut être fondé sur le doute, le scepticisme ou la connaissance subjective, car ce serait la « capitulation devant la possibilité de se rapprocher mutuellement au sein de la vérité » (9). Le cardinal Ratzinger conclut par cette explication très profonde : « Une autorité qui sert la vérité, comme devrait le faire l’autorité ecclésiastique, fondée sur le sacrement, est une autorité qui obéit. Une autorité fondée sur le scepticisme devient autocratique [selbstherrlich]. Et ne faudrait-il pas ajouter que, justement, ceux qui s’estiment à l’avant-garde du progrès après le Concile, veulent souvent, en dépit de toutes leurs propres critiques de l’obéissance, présupposer et employer l’obéissance des fidèles comme si elle allait de soi, pour faire de l’Église ce qui leur paraît utile ? »

P. Ralph Weimann

1. Cf. Paul Hacker, Das Ich im Glauben bei Martin Luther. Der Ursprung der anthropozentrischen Religion [Le Moi dans la foi chez Martin Luther. L’origine de la religion anthropocentrique], Bonn, 2002 p.12.
2. Cf. Ibid., pp. 25-33.
3. Joseph Ratzinger, Église, Œcuménisme et Politique, Paris, Fayard,1987, pp. 153-154.
4. Cf. J. Ratzinger, Église, Œcuménisme…, op.cit., pp. 157-158.
5. Ibid., p.158.
6. Ibid., p.158.
7. Ibid., p.159.
8. Ibid., p.176.
9. Ibid., p.179.