01/02/2019

Pire que le cléricalisme : le « laïcalisme »

Par l'abbé Claude Barthe

Il y a assurément chose pire que le cléricalisme : si le mot existait, on parlerait pour la nommer de laïcalisme, qui est une sorte de cléricalisme inversé.
Il n’est pas douteux que le cléricalisme soit très néfaste. On peut l’entendre de l’arrogance de certains clercs oubliant que leur « part d’héritage », kleros en grec, est d’abord le ministère et le service. Plus généralement, cette déviation désigne la tendance de clercs, spécialement de prélats de l’Église jusqu’au plus haut niveau, qui entendent diriger directement les laïcs dans leur rôle prudentiel propre d’organisation de la Cité, y compris éventuellement dans la conquête du pouvoir, et ce, en outrepassant leur rôle en ce domaine, lequel consiste seulement à enseigner et rappeler les principes qui découlent de l’Évangile en cette matière. Il n’est pas douteux que la perte par le Saint-Siège, en 1870, des États pontificaux, a conduit les papes de la fin du XIXe et du XXe siècle à exercer un cléricalisme très caractéristique. Il consistait à inciter puissamment les laïcs catholiques – y compris en sanctionnant les récalcitrants – à entrer, pour les intérêts supposés de l’Église, dans le jeu de la démocratie parlementaire, ceci notamment par la formation de partis catholiques, et à inspirer leur action au sein de la démocratie, poursuivant le rêve ou la chimère d’une sorte de chrétienté démo-cléricale.

Plaire à moindre frais

Mais aujourd’hui, ces attaques, lancées jusque du plus haut niveau de l’Église visent la morgue de certains clercs. Paradoxalement, les hauts prélats qui les profèrent s’avèrent être eux-mêmes particulièrement autoritaires. En vérité, ces dénonciations actuelles du cléricalisme peuvent largement être imputées à une volonté de plaire aux moindres frais, ad extra, à la société moderne, et ad intra, à l’aile progressiste de l’Église contemporaine.
Elles se conjuguent d’ailleurs avec un véritable laïcalisme, si on veut l’appeler de ce nom. Celui-ci n’est pas sans faire écho à la dépréciation du sacerdoce par la réforme protestante, mais il consonne surtout avec les principes idéologiques d’une société toujours plus sécularisée, depuis la rupture opérée à la fin du XVIIIe siècle. Une théologie voulant prendre en compte cette tendance lourde à l’occultation sociale du sacerdoce, a naguère bégayé à propos de la justification de l’Action catholique et du « mandat » pour l’apostolat qu’était censé lui donner la hiérarchie (1), mais elle a surtout ouvert d’infinis débats, à partir des années 1960, sur la nécessité de relever l’importance du sacerdoce commun des baptisés en regard du sacerdoce ministériel. Sans doute, la constitution Lumen Gentium, n.10, a-t-elle souligné classiquement la « différence essentielle et non seulement de degré » entre ces deux sacerdoces « ordonnés l’un à l’autre ». Cependant les actes d’absorption par le laïcat des fonctions cléricales se sont multipliés. Ainsi Paul VI a-t-il réduit au maximum le champ de la cléricature. Auparavant, on entrait dans le clergé par la première tonsure. On recevait ensuite, lorsqu’on montait vers le sacerdoce, des ordres mineurs (ceux de portier, lecteur, acolyte et exorciste) et le sous-diaconat. Quoi qu’il en soit de la discussion théologique sur la sacramentalité de ces ordres, ils constituaient autour du presbytérat une sorte de couronne et d’extension sacerdotale. Mais Paul VI, par un des documents les plus étonnants de la réforme liturgique, le motu proprio Ministeria quædam,du 15 août 1972, a aboli la série des ordres mineurs, ostiariat, lectorat, exorcistat, acolytat, et aussi le sous-diaconat, degrés aussi anciens que la liturgie latine à Rome, comme l’atteste une lettre du pape Corneille de 251. Ne subsistait plus que l’ordre majeur du diaconat, par lequel – et non plus par la tonsure – on devenait désormais clerc. À leur place étaient créés deux « ministères institués » de lecteur et d’acolyte, fonctions nouvelles qui ne sont pas conférées par des ordinations cléricales mais par de simples mandats donnés à des laïcs qui se préparent au sacerdoce (ou qui ne s’y préparent pas).
Quant à cette cléricature désormais réduite aux diacres, prêtres et évêques, elle a symboliquement été laïcisée, compte tenu du contexte de l’Église latine où cléricature – au moins majeure – et célibat sont traditionnellement liés, du fait de la possibilité ouverte par le motu proprio Sacrum Diaconatus Ordinem, du 18 juin 1967, de Paul VI, d’ordonner diacres permanents (ne devant normalement pas accéder au sacerdoce) des hommes mariés. Il va de soi que l’ouverture non seulement du diaconat, mais aussi du sacerdoce à des hommes mariés, comme il est possible que cela advienne après le Synode sur l’Amazonie, accentuerait cette dissolution de la cléricature dans la vie profane.
Dans un même mouvement, la laïcisation gagne le sanctuaire. Jadis – et cela vaut toujours dans la célébration de la messe traditionnelle – ceux qui servaient à l’autel pouvaient être des laïcs, mais ils étaient dits « clercs », assimilés à des clercs tonsurés pour le temps de la célébration. Dans la messe actuelle, les ministres de l’autel restent clairement des laïcs. Ceux qui sont investis des deux ministères institués de lecteur et d’acolyte restent des fidèles laïcs. D’ailleurs, les divers services liturgiques rendus lors de la messe, lectures, monitions et commentaires, distribution de la communion, le sont par des fidèles en tant que laïcs, ceci étant confirmé par le fait qu’ils sont aussi bien des hommes que des femmes. Qui plus est, le service direct de l’autel, plus sensiblement proche du ministère sacerdotal, est souvent assuré par des filles enfants de chœur. En outre, à la disparition croissante des prêtres, en Occident au moins – rendu plus invisibles encore par l’abandon de l’habit sacerdotal –, s’ajoute l’introduction de laïcs dans la prise en charge pastorale des paroisses, comme on le verra dans les articles ci-après.

Un cléricalisme inversé

Tout cela constitue bien du cléricalisme inversé : les laïcs, tout en restant laïcs, prennent la place des clercs dans leur rôle spécifique. Cela s’explique idéologiquement, mais aussi par une sorte de compensation : en raison du repli continu de l’Église devant la société sécularisée, les chrétiens laïcs n’ont plus de prise politique sur elle, ni plus de possibilité d’intervenir dans les organes de son gouvernement et même souvent de sa haute administration. S’engager dans la vie politique revient aujourd’hui pour un chrétien, soit à adopter une attitude « prophétique » et à accepter persécution et formes larvées du martyre, soit à renier de facto son catholicisme. Du coup, une partie des chrétiens laïcs abandonnent le champ politique et opèrent ce « repli vers la sacristie » très caractéristique de l’Église contemporaine : sans prendre les engagements de la cléricature, ils ont tendance à vouloir en exercer le rôle.
Ils sont souvent poussés en ce sens par des prélats de progrès qui, outre le fait qu’ils sont animés par des raisons idéologiques, pensent pouvoir régler ainsi le problème plus que dramatique de l’effondrement des vocations. Ils ne font, en réalité, que l’accentuer. Ce prétendu remède, par lequel on cherche à s’adapter à une tendance à la disparition des clercs estimée inéluctable, devient à son tour cause de la disparition de ces clercs réputés de moins en moins utiles, puisque des laïcs peuvent remplir leur rôle.

Crise de démission

Ceci, d’ailleurs, est le plus grave : cette laïcisation de l’Église est largement voulue par les clercs eux-mêmes, non seulement parce qu’ils l’acceptent comme une fatalité ou bien qu’ils la prônent comme une « chance »,mais aussi par le fait qu’ils ont démissionné de ce qui constitue leur rôle propre, tout spécialement celui, dans l’adhésion à une saine théologie, de la prédication non falsifiée de l’Évangile et de l’enseignement orthodoxe du catéchisme. En fait, la crise que connaît l’Église depuis le dernier concile peut s’analyser d’abord comme une crise de démission de ses pasteurs, à tous les niveaux, au moins d’une grande partie d’entre eux.
Ce qui induit, du coup, une réaction de la part d’un bon nombre de fidèles laïcs, totalement légitime celle-là, qui relève de la mise en œuvre du sensum fidelium : ces laïcs sont amenés à défendre le catéchisme, la liturgie, et plus généralement la foi catholique, de manière active, voire critique et militante, contre les errements. Ils se sentent tenus de le faire beaucoup plus qu’ils n’auraient eu à le faire en temps normal, où il est tout de même bon et souhaitable que des laïcs qui le peuvent se consacrent à l’étude et à l’enseignement de la théologie et des sciences sacrées, sous la régence des pasteurs de l’Église. Mais il faut remarquer que le même danger de « repli sur la sacristie » relevé plus haut existe ici aussi : des fidèles laïcs, devant l’immense difficulté de remplir leur devoir spécifique, c’est-à-dire d’agir dans le champ de l’organisation de la Cité, peuvent privilégier le combat devenu très urgent au service l’Église au point de se retirer du combat pour qu’advienne une société chrétienne.
Telle est à grands traits un des aspects de la situation qu’une vraie réforme de l’Église devra considérer et à laquelle elle devra remédier : la remise à l’honneur théologique et spirituelle du sacerdoce ministériel est une clé de la reconstruction à entreprendre aujourd’hui. Elle est aussi, par l’établissement d’une distinction claire des domaines, la condition de la réévaluation du rôle éminent des laïcs, y compris et surtout dans sa dimension politique, celle de prise en charge chrétienne de la Cité.

Abbé Claude Barthe

1. On en trouve la trace dans le n. 20 du décret conciliaire sur l’apostolat des laïcs, qui évoque la définition de l’Action catholique comme « participation des laïcs à l’apostolat hiérarchique ».

Pour aller plus loin, voir les billets suivants :
En France, les Équipes d’Animation Pastorale
En Allemagne, les assistants pastoraux
Les ADAP et les APAP
– Document : L’être sacerdotal par Laurent Jestin