Une théologie et une pratique de la mort du sacerdoce
« L’Église est à bout de souffle » : c’est le message, pour une part correspondant à la réalité, pour une part fabriqué, que veut donner, en France, en Allemagne, ailleurs, le battage médiatique intense autour des scandales des abus sexuels. Et le message se poursuit : elle doit donc se réformer structurellement en se purifiant de tout cléricalisme dans un mode de fonctionnement plus démocratique, plus synodal.
Il ne s’agit pas de nier que le cléricalisme soit néfaste, si on l’entend de l’arrogance de certains clercs oubliant que leur « part d’héritage », kleros en grec, est d’abord le ministère et le service. Mais le terme, utilisé comme un slogan et de manière dépréciative, fait en réalité écho aux principes idéologiques de la société moderne, toujours plus sécularisée. Et comme à l’époque de Gambetta et de son cri : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », c’est le sacerdoce catholique qui est visé.
Une théologie de l’effacement du sacerdoce
Comme on a connu des théologies de la mort de Dieu, qui avalisent « religieusement » l’athéisme ou l’agnosticisme contemporain[1], on pourrait parler d’une théologie de la mort du sacerdoce donnant une caution « catholique » à l’effacement du sacerdoce dans la société. Les théologiens qui s’y emploient explorent deux types de réflexion, qui ne s’excluent pas mais se complètent.
- La perspective synodale consiste à faire que presbytérat et épiscopat soient pour le peuple de l’Église locale concrète et émanant de lui. Le P. Hervé Legrand, op, est un bon représentant de cette visée[2]. Il convient de sortir de la figure administrative qu’a revêtue, selon lui, un clergé fonctionnarisé et de retrouver sa conception traditionnelle, ce qu’on lui accordera volontiers, sauf à discuter sur la manière de revenir à la tradition. Il voudrait pour sa part retrouver le modèle de l’organisation ecclésiastique du début du IIIe siècle, qu’on peut deviner à travers la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome. L’Église locale, explique-t-il, était une communauté présidée par un évêque, seul véritable prêtre, entouré de quelques presbytres, qui n’étaient pas encore des sacerdotes. Cette communauté choisissait son pasteur, duquel il n’était pas exigé d’état de vie spécial (célibat). Selon Hervé Legrand, on pourrait revenir à cette organisation en s’inspirant de la manière dont on choisit les diacres permanents : l’Église locale se demanderait de quel type de pasteurs elle a besoin, les appellerait et leur ferait donner une formation locale en phase avec la culture et les nécessités concrètes, sans les obliger nécessairement au célibat. Les pasteurs, dans cette perspective synodale, naîtraient en quelque sorte du Peuple de Dieu pour l’accompagner dans sa mission, et le sacerdoce ministériel apparaîtrait comme une émanation et un service du sacerdoce des fidèles.
- La perspective de « pluriministérialité » (Henri-Jérôme Gagey, Céline Baraud) cherche à intégrer, pour ne pas dire à noyer, le sacerdoce dans un foisonnement de ministères laïcs issus des charismes du Peuple de Dieu[3]. A l’origine a été un article du P. Joseph Moingt, sj : « L’avenir des ministères dans l’Église catholique »[4], qui parlait de la possibilité de « distribuer à d’autres ministres, et notamment à des laïcs, tout ou partie des fonctions jusqu’ici exercées par des prêtres ».
Le P. Christoph Theobald, sj, qui joue actuellement un rôle très actif dans les commissions préparant l’assemblée du Synode sur la synodalité, avec des théologiens comme Arnaud Join-Lambert (Suisse), Alphonse Borras (Belgique), Gilles Routhier (Québec), imagine l’avenir comme ceci[5] : en Europe de l’Ouest, les prêtres fort rares de demain devront être des « prêtres-passeurs », la plupart du temps itinérants, qui éduqueront les chrétiens à la foi, feront mûrir leur sens des responsabilités, puis s’effaceront ; des ministres laïcs stables prendront le relais sur le terrain, et assureront une « présence d’Église », dans la gouvernance des communautés, dans le service de la Parole (prédication, catéchèse, animation de la liturgie, écoute qui pourrait entre autres doubler ou suppléer le sacrement de pénitence), dans l’hospitalité (accueil, rencontres). Les « prêtres-passeurs » pourront d’ailleurs être repérés et choisis par les communautés parmi ceux qui assureront ces ministères pluriels. Et plutôt qu’une formation spécialisée dans des séminaires, l’ensemble de ces acteurs et même l’ensemble de la communauté pourra bénéficiera d’une formation permanente.
Une laïcisation du personnel ecclésiastique
Vatican II, concile par essence très innovant puisqu’il voulait dépasser la doctrine tridentine, a cependant été un concile de transaction entre progrès et tradition dans ses textes, « bricolés », comme le dit l’historien Yvon Tranvouez, pour remporter une adhésion quasi unanime. L’enseignement et la gouvernance politique qui ont suivi le Concile, quelle que soit l’orientation du pouvoir romain, montinienne, wojtylo-ratzinguérienne, bergoglienne, ont été transactionnels : il s’est toujours agi de donner des gages à l’« ouverture » ou au contraire de pratiquer un « recentrement », mais sans excès d’un côté ou de l’autre pour éviter, dans les deux cas, de faire en quelque sorte exploser la machine conciliaire. Il n’empêche que la sécularisation du personnel ecclésiastique, et donc l’effacement du sacerdoce, pour être moins radicales que ne le souhaitent les courants théologiques évoqués plus haut, n’en sont pas moins très réels.
En premier lieu, il y a ce fait massif que l’« ouverture » opérée par le Concile a été comprise par le clergé comme impliquant, sans qu’il y ait même lieu de le discuter, de s’adapter à la sécularisation de la société. Cette sécularisation cléricale ayant d’ailleurs, surtout au début, considérablement accéléré la sécularisation sociale. D’où l’abandon de l’habit ecclésiastique, plus gravement les nombreux abandons de l’état ecclésiastique, la transformation de la vie religieuse, avec pour conséquence l’assèchement des vocations du fait de la perte de sens de cet état aux yeux des jeunes catholiques.
Quant aux décisions romaines de gouvernement (relevant de l’auctoritas gubernandi), qui ont par la force des choses un aspect doctrinal (facultas docendi), elles ont été liturgiques et institutionnelles.
Ainsi, Paul VI guidant puis appliquant Vatican II, tout en maintenant fermement le principe du célibat sacerdotal (encyclique Sacerdotalis Caelibatus du 24 juin 1967), a pris trois lourdes options :
- Instituant, avec Lumen gentium n. 29, contrairement à l’antique discipline du célibat, un diaconat comme degré hiérarchique propre et permanent, pour des hommes éventuellement mariés et ne se destinant pas au sacerdoce. Tout proche du sacerdoce s’est formé ainsi un personnel sociologiquement plus laïque que clérical qui ne cesse de croître (en France, de 2000 à 2019, le nombre des diacres permanents a presque doublé, passant de 1499 à 2794, cependant que le nombre des prêtres en activité baissait de 5000 à 3000).
- Abrogeant par le motu proprio Ministeria quædam, du 15 août 1972, le sous-diaconat et les ordres mineurs et les remplaçant par de simples ministères institués de lecteurs et acolytes, dont les récipiendaires demeurent de simples laïcs[6]. A quoi s’est ajoutée la distribution de la communion par des laïcs, hommes et femmes (instruction Immensæ caritatis du 29 janvier 1973).
- Rendant quasi automatique, dans l’intention en soi bonne qu’ils ne restent pas dans le péché mais produisant un effet éminemment laxiste d’hémorragie vers le siècle, la dispense du célibat des prêtres renvoyés de l’état clérical parce qu’ils ont fait défection. (normes de 1971). La tentative de Jean-Paul II pour rendre cette dispense plus rare (normes de 1980) a d’ailleurs échoué.
Jean-Paul II et Benoît XVI ont publié de fort beaux texte pour exalter le sacerdoce et le célibat (Exhortation Pastores dabo vobis du 25 mars 1992), mais le pape Wojtyla et son successeur n’ont même pas envisagé de revenir sur le fait que l’autel était désormais entouré d’acteurs liturgiques laïcs, hommes et femmes, lecteurs et lectrices, servants et servantes, ou distribuant la communion.
François enfin, quant à lui, a élargi les mesures précédentes :
- Approuvant le document final de l’assemblée spéciale du Synode des Évêques pour l’Amazonie, qui proposait qu’en l’absence de prêtres dans les communautés, l’évêque puisse confier, pour une période déterminée, l’exercice de la charge pastorale à une personne laïque à tour de rôle (n. 96). Sur quoi, l’exhortation Querida Amazonia, du 2 février 2020, a décidé que des responsables laïcs dotés d’autorité puissent présider à la vie des communautés, spécialement pour concrétiser les divers charismes laïcs, afin de permettre le développement d’une culture ecclésiale propre, nettement laïque » (n. 94 – souligné dans le texte).
- Publiant le motu proprio Spiritus Domini du 11 janvier 2021, qui a modifié le canon 230 § 1, et permis que les ministères du lectorat et de l’acolytat puissent être conférés à des femmes, plus évidemment laïcs si l’on peut dire (décision qui était d’ailleurs de pur principe, puisqu’elles en exerçaient déjà les fonctions).
Les contradictions d’une synodalité idéologique
N’est-il pas cependant contradictoire que l’on tienne tant à faire reconnaître la synodalité par des textes officiels du pouvoir romain central ? Pourquoi les Églises locales ou les communautés de terrain ne décident-elles pas d’elles-mêmes de mettre en œuvre (de mettre davantage en œuvre) cette « culture ecclésiale propre, nettement laïque »? Pourquoi du milieu des chrétiens laïcs, en fonction des besoins des communautés et des charismes de leurs membres, n’émane pas cette « pluriministérialité »?
En fait, personne n’imagine que la synodalité, vie de l’Église à la base et par la base, ne soit instituée (ou accrue) autrement que par décrets venant d’en-haut ! De fait, la centralisation tridentine, mise au service, depuis Vatican II, d’un contenu doctrinal anti-tridentin, n’a jamais été aussi absolue, avec un système ecclésiastique verrouillé à l’extrême, avec des évêques-préfets, un pape absolu, une Curie militante, des assemblées synodales et épiscopales dont les membres s’autocensurent avec une remarquable efficacité, le tout au service d’un vase clos idéologique.
À moins que le salut ne vienne justement de la synodalité, d’une vraie synodalité, entendue comme celle d’une Église, où pape, évêques, prêtres, fidèles, exercent de manière responsable, au sein d’un ordre véritable, le service de la transmission du Bon Dépôt et de sa diffusion par la mission. Bref, pour le dire nettement, on souhaite l’avènement d’une synodalité traditionnelle qui ferait craquer le carcan de la synodalité idéologique. Nous avions parlé dans notre éditorial du n. 20 de Res Novæ n. 20, de juin 2020 (https://www.resnovae.fr/un-schisme-par-demission-de-lautorite/), de la nécessité du déclenchement de crises salutaires, de crises catholiques, d’actes libérateurs, où des évêques, des prêtres, des fidèles se rendraient capables de faire le bien de l’Église.
Abbé Claude Barthe
[1] Voir une version catholique de théologie de la mort de Dieu avec Christian Duquoc, Dieu différent, Cerf, 1977 : le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ est un Dieu fragile et mourant un « Dieu différent » de celui de la, raison et même du Dieu de l’Ancien Testament.
[2] « La théologie de la vocation aux ministères ordonnés. Vocation ou appel de l’Église », La Vie spirituelle, décembre 1998, pp. 621-640 ; « Ordonner des pasteurs. Plaidoyer pour le retour à l’équilibre traditionnel des énoncés doctrinaux relatifs à l’ordination »Recherches de Science religieuse, avril 2021, pp. 219-238.
[3] Joseph Doré et Maurice Vidal (sous la direction de), Des ministres pour l’Église, Cerf, 2001 ; Céline Béraud, Prêtres, diacres, laïcs. Révolution silencieuse dans le catholicisme français, PUF, 2007.
[4] Études, juillet 1973, pp. 129-141.
[5] Urgences pastorales. Comprendre, partager, réformer, Bayard, 2017.
[6] Peter Kwasniewski, Ministers of Christ: Recovering the Roles of Clergy and Laity in an Age of Confusion, Sophia Institute Press, 2021