04/12/2022

De l’inculturation liturgique dans une anti-culture

Par l'abbé Jean-Marie Perrot

English, italiano

L’accélération des évolutions culturelles et sociales dans les pays occidentaux pose avec plus d’acuité une question lancinante depuis la réforme de la liturgie : celle, désirée voire demandée par le concile Vatican II, de son inculturation.

L’impossible inculturation dans une culture en mutation

Les essais ont été nombreux, dès avant le dit Concile. Ainsi, dans le cadre des mouvements d’Action catholique, avant la seconde guerre mondiale et surtout après, on vit s’organiser des processions d’offrandes, où les instruments de travail ainsi que leur produit, étaient présentés avec le pain et le vin qui feraient la matière du sacrifice eucharistique. Si l’on s’interrogea alors sur le bien-fondé de présenter ces objets comme matière « associée » du sacrifice alors que c’en sont plutôt des fruits, fruits d’une vie chrétienne œuvrant dans la création et la société, le moins que l’on puisse dire est que, nonobstant la solution à l’objection liturgique et théologique soulevée, la démarche a définitivement tourné court. Ne restent que des dessins d’enfants ou, dans les « messes des peuples », des danses et des fruits bien exotiques pour un européen. On est assez loin d’une ambitieuse incarnation de la liturgie dans la vie moderne, de son inculturation… Mais l’aurait-on poursuivie, qu’est-ce qu’une telle procession, après l’automatisation du travail, la désindustrialisation, la tertiarisation et actuellement son ubérisation, pourrait aujourd’hui apporter qui représente « le fruit de la terre et du travail des hommes » ? Le monde du travail a profondément changé, et change encore, rendant illusoire l’idée d’en tirer une symbolique durable.

Le langage a lui aussi changé et surtout, exerçant sur lui leur influence, les mœurs. Au risque de choquer quelque lecteur, mentionnons cette assemblée d’adolescents gloussant et se regardant goguenards en entendant le prêtre parler de la « vierge »… Plus profondément et surtout institutionnellement, la parole féministe a conduit à l’intégration aussi dans le langage liturgique de formules qui, si elles sont plus explicites, sont moins élégantes et alourdissent une rhétorique dont, en monde latin, on louait auparavant la finesse et la concision : « frères et sœurs… celles et ceux… », etc. Ces deux exemples illustrent ce à quoi la célébration en langue vernaculaire ne peut manquer d’être confrontée, car, dans ses mots, elle est inévitablement et immédiatement interprétée à l’aune de la langue telle qu’elle est parlée ici et maintenant. On peut certes, pour pallier les difficultés, aller de périphrases et de lourdeurs sémantiques en circonlocutions explicatives. Néanmoins, le processus ne s’annonce-t-il pas sans fin, et ne s’opère-t-il pas au détriment d’une langue liturgique qui a été l’honneur de l’Église latine ? Elle se meurt d’ailleurs, cette langue liturgique ; ne reste que le langage de tous les jours, qu’une certaine pastorale exige d’ailleurs, puisque « tout le monde » doit pouvoir comprendre…

L’impossible inculturation dans une société en déconstruction

Les sociétés modernes et postmodernes sont donc en décalage, grand et grandissant, par rapport à la foi et à son expression liturgique. Ce constat suffit-il, satisfait-il ? Ne doit-on pas, pour manifester davantage le rouet auquel l’inculturation de la liturgie se trouve mise, se demander si nos sociétés sont simplement capables d’être le lieu d’une inculturation ?

Prenons l’exemple simple et parlant de l’agenouillement et de la communion sur la langue. Ils ont été remplacés par la station debout et la communion dans la main : telle est l’attitude de l’homme moderne, du chrétien adulte, ont prôné les chantres de ces changements.

Qui ne voit la disparition de l’adoration qui en a découlé ? Comprenons bien de quoi il s’agit, en partant d’une parole papale récente : Le pape François, dans l’exhortation apostolique Desiderio desideravi, a dénoncé un sacré étranger au mystère chrétien, où l’on s’égarerait. Il lui a opposé, non pas un profane banal, mais l’Incarnation et la Présence réelle et, pour le croyant, l’émerveillement. En illustration de celui-ci, il a cité la belle exclamation eucharistique de saint François d’Assise contenant ces mots : « L’humanité entière tremble, l’univers entier tremble et le ciel se réjouit, quand sur l’autel, dans la main du prêtre, le Christ, le Fils du Dieu vivant, est présent. Ô hauteur admirable et valeur stupéfiante ! Ô sublime humilité ! Ô humble sublimité !… humiliez-vous aussi, afin d’être élevés par Lui. »

Dès lors, si l’on concède bien volontiers que l’hommage du vassal devant le seigneur féodal n’est plus d’actualité, on ne peut que tenir – s’appuyant sur toutes les autorités possibles, jusqu’à celle mentionnée à l’instant – que l’adoration est consubstantielle du culte de l’Église. Elle s’exprimait – et s’exprime encore – extérieurement par l’agenouillement, qui peut également signifier la pénitence. Dans une société qui achève la déconstruction de toutes les autorités, même moribondes ou évanescentes, en quelle réalité ou attitude actuelle, en quel sentiment communément connu et reconnu aujourd’hui pourrait-on couler, « inculturer » l’adoration, l’humilité, l’émerveillement du fidèle lorsque « le Seigneur de l’univers, Dieu et Fils de Dieu s’humilie au point de se cacher, pour notre salut, sous un petit semblant de pain » ? (François d’Assise à nouveau)

En fait, au milieu d’essais infructueux, il y a une dimension de notre société dans laquelle la liturgie réformée s’est aisément insérée, dont elle s’est inspirée : la mentalité démocratique. La participation des fidèles demandée par le concile, mais comprise selon une modalité extérieure et sensible, a effectivement trouvé en elle un modèle : convivialité sincère ou de commande (les messes « festives »), multiplication des interventions et des intervenants, partages en petits groupes se substituant à l’homélie, adaptation au plus près des caractéristiques de l’assistance et de ses supposées attentes… Peut-être l’échec partout ailleurs explique-t-il que cette inculturation-là soit si prégnante. Les autres – et les plus importants – aspects du culte butent contre une réalité « culturelle » qui ne se prête absolument pas à la rencontre, qui n’en est pas capable, voire s’y oppose en ses principes. Cette unilatéralité même force et dévie la prière publique de l’Église : souvent – les papes n’ont cessé de le dénoncer, sans beaucoup d’effet -, dans de telles assemblées, l’autocélébration de la communauté le disputant à la créativité et à l’émotivité, la cérémonie ne relève plus vraiment du culte, de la liturgie, puisqu’il n’y a plus alors ni rite, ni orientation vers Dieu.

L’impossible inculturation d’une liturgie déstructurée

Nombreux sont les prêtres et les fidèles qui rechignent à la démocratisation du culte. Fréquemment, si ce n’est toujours, ils se tournent alors, soit explicitement vers le vetus ordo, soit plus indistinctement vers les usages et les coutumes antérieurs à la réforme pour combler les trous et les silences du novus ordo. La marche vers le monde moderne et l’inculturation s’en trouve ralentie ou stoppée, à la mesure de l’ampleur de ces emprunts.

Ce fait-là amène une question subsidiaire à notre problème d’ensemble : inculturation, soit… mais que veut-on inculturer ? Quelle liturgie ?

L’inculturation, si l’on en admet la possibilité – et on ne saurait la refuser par principe – implique la rencontre de deux organismes, en quelque manière vivants et complexes, fruits d’une élaboration lente et en partie mystérieuse, de doctrines et de règles, de coutumes et de pratiques, de symboles et de mœurs, etc. (une forêt de symboles, selon le titre d’un ouvrage de l’abbé Barthe) ; rencontre lente elle aussi, faite d’ajustements et de transformations réciproques, que la coutume entérinera ou rejettera, que l’autorité permettra ou sanctionnera. Il y faut, de part et d’autre, de la santé, de la vigueur…

Or, lorsque le Concile demanda, en vue d’une réforme de la liturgie, qu’on distinguât entre éléments essentiels, intangibles et éléments qui, eux, pouvaient changer, cela se traduisit par une rapide, très rapide (en quelques courtes années) désarticulation du rite romain ancien, supprimant des cérémonies (les vertus qui les commandaient se trouvant alors sans expression ni support cérémoniel), simplifiant d’autres, ajoutant de nouvelles, qu’elles fussent extirpées de l’antiquité ou créées de toutes pièces. Un nouvel ensemble, où la pluralité de choix est posée en principe, fut ainsi proposé, le nouvel ordo, dont on peut justement se demander s’il mérite, au même titre que l’ancien, le titre d’ordo.

Éclairons la parenthèse ci-dessus : on a déjà parlé de l’adoration et de l’humilité ; signalons deux autres vertus essentielles du culte, la dévotion et la révérence : la suppression de la précision des rubriques concernant la célébration par le prêtre laisse ces vertus sans support concret et aisément repérable, non que ces vertus soient absolument attachées à tel geste ou tel moment (ce serait une forme de rubricisme), mais l’âme du prêtre se trouvait – se trouve – favorisée dans son attention et son élévation par ces mentions. Il en va de même du rôle des servants, des attitudes des fidèles dans l’assemblée. Si rien n’est dit, pourquoi, quand et comment faire quelque chose ? Ne finira-t-on pas par ne faire que ce que le cœur nous en dit ? On ne saurait se satisfaire de cela.

* * *

Au terme de cette rapide analyse, la gageure de l’inculturation, non seulement du côté d’une culture qui n’en est plus une, mais aussi du côté d’un rite incomplet et fluide, paraît bien aventureuse.

Abbé Jean-Marie Perrot