08/04/2020

Du nouveau pour la forme extraordinaire ?

Par l'abbé Claude Barthe

La Congrégation pour la Doctrine de la foi (CDF), qui a hérité des compétences et pouvoirs de la défunte Commission Ecclesia Dei, a émis deux décrets datés du 22 février 2020, jour de la fête de la Chaire de saint Pierre, mais publiés en pleine crise du covid-19, peut-être pour éviter toute flambée polémique : le décret Quo magis, sur la possibilité d’utiliser sept nouvelles préfaces, et le décret Cum sanctissima, sur la possibilité de célébrer la messe et l’office de certains saints canonisés depuis la dernière mise à jour du martyrologe (26 juillet 1960) correspondant à la dernière édition du missel tridentin en 1962.

Pour comprendre la parution de ces deux décrets il faut se souvenir que la Lettre aux évêques de Benoît XVI, qui accompagnait le texte du 7 juillet 2007, disait :

« Les deux formes d’usage du rite romain peuvent s’enrichir réciproquement : dans l’ancien missel pourront être et devront être insérés les nouveaux saints, et quelques-unes des nouvelles préfaces. La Commission Ecclesia Dei, en lien avec les diverses entités dédiées à l’usus antiquior, étudiera quelles sont les possibilités pratiques ».

Ce qui, de fait, cantonnait très précisément cet éventuel « enrichissement » de la forme riche, à savoir de la liturgie traditionnelle : nouvelles préfaces, fêtes de nouveaux saints.

Il est vite apparu aux quelques personnes, tant à la Commission Ecclesia Dei, qu’à la Congrégation pour le Culte divin, dirigée à l’époque par le cardinal Cañizares et dont le Secrétaire était le futur cardinal Ranjith, que la principale difficulté serait d’arriver à fêter de nouveaux saints sans pour autant bouleverser le calendrier de l’usus antiquior, et que la plus grande prudence serait nécessaire.

Des décrets en forme de coupe-feu

La Commission Ecclesia Dei a mené dès lors un long travail préparatoire, en procédant notamment à la consultation des communautés vouées à la liturgie traditionnelle et de certains viri periti, experts liés à cette liturgie, au terme duquel ont été publiés les deux décrets Quo magis et Cum sanctissima, chacun accompagné d’une note explicative. Le message des concepteurs de ces textes semblant être le suivant : voici l’« enrichissement » de la forme extraordinaire par la forme ordinaire voulu par Benoît XVI ; il n’y a pas à faire davantage.

Pratiquement, les mesures prises par ces textes peuvent ainsi se résumer :

1°/ Il s’agit – c’est un point fondamental – de simples propositions faites aux célébrants de la liturgie traditionnelle : « Comme on l’a indiqué plus haut, l’usage, dans certaines circonstances, des préfaces nouvellement approuvées reste une faculté ad libitum » (note explicative de Quo magis) ; « Il faut souligner que la célébration des saints les plus récents conformément à ces nouvelles dispositions n’est qu’une possibilité et qu’elle reste donc facultative » (note explicative de Cum sanctissima). Il est donc très clair que rien n’est changé pour ceux, parmi les prêtres usagers de l’usus antiquior, qui ne désirent pas profiter de ces facultés. Aucune obligation n’est faite à ceux notamment qui estiment que les canonisations opérées depuis le dernier concile – certaines au demeurant fort pieuses, d’autres plus manifestement idéologiques – n’ont qu’une autorité simplement « pastorale ».

2°/ Quant aux changements (facultatifs) introduits par les décrets, ils sont médiocres en ce qui concerne les préfaces, plus substantiels en ce qui concerne les fêtes de saints :

–       a) Les nouvelles préfaces :

Trois des préfaces proposées, la préface de tous les saints et saints patrons, celle du Saint Sacrement et celle de la dédicace des églises, existaient déjà dans des propres diocésains ou de congrégations.

   Les quatre autres préfaces proposées, celle des anges, celle de saint Jean-Baptiste, celle des martyrs et celle des noces, sont en usage dans la forme ordinaire (ici est l’« enrichissement »). Mais cependant :

§  la préface pro sponsis, se trouvait dans le Sacramentaire grégorien (spécialement dans l’exemplaire dit Hadrianum envoyé par le pape Hadrien à Charlemagne) et dans le Sacramentaire gélasien ancien ;

§  la préface des anges et la préface des martyrs sont directement inspirées de deux Vere dignum que l’on trouve l’une dans une messe en l’honneur des anges et l’autre dans une messe en l’honneur de martyrs du Sacramentaire léonien (respectivement en septembre et en avril).

Reste la préface de saint Jean-Baptiste, dont on peut se demander pourquoi elle n’a pas été tout simplement prise dans un propre diocésain où elle existait déjà, comme celui de Lyon.

–       b) C’est au sujet de la célébration des nouveaux saints que le changement proposé risque de causer du trouble. Sans entrer dans des détails trop techniques, le procédé utilisé pour permettre la célébration de saints nouveaux a consisté en ceci :

Les fêtes de IIIe classe, c’est-à-dire globalement les fêtes de saints les plus fréquentes dans le calendrier (à l’exception de 70 d’entre elles, dont la liste est donnée par le décret, et qui sont, c’est le cas de le dire, sanctuarisées), sont ramenées en quelque sorte au rang de IVe classe, en ce sens qu’elles permettent la célébration des « messes festives au sens large », telles qu’une messe en l’honneur d’un saint simplement commémoré ce jour-là ou que la messe d’un mystère ou d’un saint qui se trouve ce même jour au martyrologe.

   Grâce à quoi, le saint normalement fêté ce jour-là pourra devenir un saint simplement commémoré, et on pourra à sa place fêter un saint canonisé depuis 1960, au titre de « messe festive au sens large », si on est au jour où est fixée sa mémoire liturgique.

Pour dire la messe de ce nouveau saint, le célébrant choisira un commun de saints existant (commun de martyrs, de confesseurs, de vierges) dans les communs qui seront proposés par un supplément encore à publier ou dans les communs donnés par le missel romain. Quant au saint ou à la sainte fêté ce jour au missel romain ancien (par exemple, Marie-Madeleine de Pazzi, le 29 mai, lorsque le célébrant décidera de fêter Paul VI), il viendra, comme on vient de le dire, en commémoration, c’est-à-dire qu’on dira son oraison à la suite de celle du saint nouveau. En outre, selon le principe qui veut que l’office (le bréviaire) corresponde à la messe que l’on célèbre, le célébrant pourra dire aussi l’office du saint qu’il a choisi de fêter.

Ces dispositions savantes pour régler, fort ingénieusement il faut le reconnaître, et par ailleurs le plus libéralement possible, un véritable casse-tête, soulèvent tout de même des difficultés, entre autres :

a) la plus grande liberté est ainsi laissée au célébrant (ou au supérieur de maison religieuse, qui statuera à propos de la messe conventuelle ou de communauté et de l’office au chœur à célébrer) pour décider que tel saint sera fêté. Ce célébrant, en d’autres termes, composera son propre ordo liturgique. On imagine sans peine le trouble qui risque de s’introduire chez les fidèles. Selon les lieux, les célébrants, les « tendances » des célébrants, le sanctoral du rite romain pourra ainsi varier de manière sensible et parfois conflictuelle.

b) Le choix de 70 fêtes de saints que le décret déclare intouchables – par exemple, en janvier : saint Antoine, saints Fabien et Sébastien, sainte Agnès, saint Timothée, etc. – est, par la force des choses, discutable. Pourquoi, dans ce même mois de janvier aura-t-on le droit de se passer de fêter saint Hilaire, saint Paul Ermite, saint Marcel, saint Jean-Bosco ?

Au total, il nous semble, même si cette réflexion peut paraître fort prétentieuse, que la CDF eût pu se contenter – dans l’esprit des retouches anciennes du rite romain, qui ont toujours visé à restreindre l’extension envahissante du sanctoral au fur et à mesure des canonisations – d’introduire les saints nouvellement canonisés dans la liturgie traditionnelle sous forme de simples commémorations ad libitum. La CDF eût rappelé la liste des nouveaux saints dont il est fait mémoire liturgique dans le nouveau missel et permis qu’ils soient facultativement commémorés le jour de leur fête liturgique, soit par une oraison à la suite de celle du saint ou de la fête du jour, soit par une messe prise au commun correspondant, lorsque le jour de fête du nouveau saint tombait un jour de IVe classe. Ensuite, si le nouveau saint n’avait pu que faire l’objet d’une oraison de commémoration, on eût dit, ad libitum, dans le prochain jour libre (IVe classe) proche de la fête, une messe en l’honneur de ce saint au titre de messe votive. Ainsi, les dévots du Padre Pio eussent pu ajouter son oraison à celle de saint Lin au 23 septembre, et célébrer, à titre de messe votive, une messe du Padre Pio le premier jour libre, à savoir le 25 septembre. De même, les dévots – moins nombreux sans doute – de Paul VI l’eussent commémoré le 29 mai, jour de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, et dit ensuite une messe votive le 1er juin.

Il est vrai cependant que l’élargissement du champ d’application des « messes festives au sens large » invite aussi à puiser plus abondamment dans les propres diocésains et de congrégations, et à user de messes, avec parfois préfaces et séquences propres très belles, sans parler des hymnes de l’office, qui méritent d’être tirées de l’oubli. Ainsi, par exemple, le 3 janvier, on n’aura aucun scrupule à célébrer hors de Paris la messe Gaudens gaudebo de sainte Geneviève avec sa séquence au latin savant, ou le 9 octobre, la messe propre de saint Denis et ses compagnons, Annuntiate inter gentes, avec sa prose triomphale « Que l’Église exulte car la Gaule triomphe ! » et sa préface propre. Pour le coup – nous nous rendons bien compte de l’apparence de contradiction avec la critique que nous formulions plus haut, puisqu’ici nous faisons l’éloge d’une plus grande liberté, mais nous le faisons dans une visée différente –, on est incité à un véritable enrichissement traditionnel de la liturgie traditionnelle.

L’exaspération des « intégristes » Paul VI

Cette intervention de la Congrégation pour la Doctrine de la foi à propos de la liturgie traditionnelle, qui provoque parmi les prêtres et fidèles attachés à la liturgie traditionnelle les inquiétudes que nous avons exprimées (et aussi la satisfaction que nous venons de formuler), a eu surtout pour effet d’exaspérer ses adversaires les plus déterminés, qui avaient cru naïvement que la disparition de la Commission Ecclesia Dei – symbole pour eux de la reconnaissance officielle de cette liturgie – avait marqué sa relégation définitive à la marginalité avant sa disparition programmée.

Ils se disent en effet que, si la CDF prend des décisions de « réforme » sur cette liturgie traditionnelle, cela montre qu’elle est toujours officiellement considérée comme bien vivante. Du coup, Andrea Grillo, plus bugninien que Bugnini, qui enseigne à l’Université Pontificale Saint-Anselme, a immédiatement lancé une pétition d’une extrême virulence demandant que l’ancienne liturgie cesse le plus vite possible d’avoir un statut d’exception et qu’elle soit pleinement soumise aux évêques diocésains et la Congrégation pour le Culte divin. En clair, la pétition demande qu’elle soit asservie puis anéantie :

« Pour revenir à la normalité ecclésiale, nous devons surmonter l’état d’exception liturgique établi il y a 13 ans, dans un autre monde, avec d’autres conditions et d’autres espoirs, par Summorum Pontificum. Il n’est plus logique de retirer aux évêques diocésains leur compétence liturgique ; il n’est plus logique d’avoir une Commission Ecclesia Dei (qui a dans les faits déjà été supprimée) ou une Section de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui retirent l’autorité soit aux évêques diocésains soit à la Congrégation du culte ; il n’est plus logique de faire des décrets pour “réformer” un rite qui est enfermé dans une histoire passée, arrêtée et cristallisée, sans vie et sans force. [… Nous proposons] de retirer immédiatement les deux décrets du 25/03/2020 et de rendre toutes les compétences sur la liturgie aux évêques diocésains et à la Congrégation pour le Culte divin. »

Les signataires agitateurs, parmi lesquels on trouve un certain nombre de Français (Philippe Barras, Hélène Bricout, Pierre Vignon, et Isaïa Gazzola), dont le Père Francois Cassingena-Trevedy, moine bénédictin de l’abbaye de Ligugé, enseignant à l’Institut supérieur de liturgie de l’Institut catholique de Paris, qui jouit d’une réputation tout à fait usurpée de « classique », s’arcboutent curieusement sur la légalité romaine devenue légalité conciliaire. En réalité, ils commettent une grave erreur d’analyse. La messe traditionnelle n’a survécu, dans un premier temps, que contre cette légalité, puis a ensuite été, par étapes, pleinement reconnue comme légitime au sein de cette légalité, en vertu d’un rapport de force de plus en plus favorable à l’ensemble du catholicisme « conservateur », au sens que donne à cet adjectif Yann Raison du Cleuziou dans Une contre-révolution catholique, aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019). L’existence minoritaire certes, mais très vivante, au sein de ce catholicisme, de ce mode de célébrer « à l’ancienne » profite, certes, de la reconnaissance accordée par les motu proprio Ecclesia Dei puis Summorum Pontificum, mais elle repose d’abord à la volonté du peuple chrétien qui lui est attaché pour des raisons de foi. Autrement dit son existence repose d’abord, pour le dire théologiquement, sur le sensus fidelium.